mardi 12 janvier 2010

Vers la démocratie culturelle ? Entretien avec Alain Touraine

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Vers la démocratie culturelle ? Entretien avec Alain Touraine

Pour Alain Touraine, deux dangers inverses menacent la démocratie : l'assimilation culturelle et la montée des intégrismes. Dans ce contexte, la renaissance des convictions démocratiques passe par l'avènement d'une démocratie culturelle garantissant les droits universels et la diversité des identités individuelles.

Sciences Humaines : Beaucoup ont vu dans l'effondrement du système soviétique et d'un certain nombre de dictatures l'expression du triomphe de la démocratie. Vous considérez, vous, que la démocratie est en danger. Pourquoi ?

Alain Touraine : Depuis une dizaine d'années bien des régimes autoritaires ont disparu, mais la démocratie n'a guère progressé. On a davantage assisté au triomphe de l'économie de marché. Or celle-ci ne s'identifie pas à la démocratie comme on le pense trop souvent. L'économie de marché fait aussi bon ménage avec les démocraties qu'avec les régimes non démocratiques. La plupart des économies dites émergentes sont même fondées sur des régimes autoritaires. C'est vrai en Malaisie, à Singapour, en Indonésie, c'est aussi le cas au Pérou, en Tunisie...

Les pays occidentaux ne sont pas épargnés par l'affaiblissement de la démocratie, comme l'atteste le développement de formes d'engagement extrapolitique. En France en particulier, une grande partie des problèmes sociaux ne sont plus gérés par le système politique.

Ne noircissons certes pas le tableau, mais il y a manifestement une perte de sens de la démocratie. Le terme de démocratie se répand dans le langage courant alors même que la démocratie semble perdre de sa capacité mobilisatrice. De Tien An Men à l'Algérie en passant par la Serbie et la Croatie, de nombreux hommes et femmes ont continué et continuent à opposer leur droit fondamental de vivre libre à des pouvoirs autoritaires. Mais ces formes d'action ont montré une résistance plutôt qu'une avance de l'esprit démocratique et paraissent des défaites au regard des espoirs placés dans la chute du mur de Berlin. La démocratie n'est vigoureuse que si elle est portée par un désir de libération qui se donne constamment de nouvelles frontières. Face à l'extension de la culture de masse, d'une part, et à la montée des intégrismes et des nationalismes d'autre part, la grande affaire pour la démocratie est de défendre et de produire la diversité culturelle. Après la démocratie politique et la démocratie sociale, la renaissance des convictions démocratiques passe par la construction d'une démocratie culturelle.

SH : En quoi consiste cette démocratie culturelle ?

A.T. : La démocratie culturelle consiste à reconnaître la diversité des trajectoires, des projets, des origines. C'est aussi affirmer une nécessaire solidarité en redéfinissant celle-ci comme l'ensemble des garanties institutionnelles du droit de tout un chacun à se construire comme sujet.

Par sujet, j'entends la construction de l'individu (ou du groupe) comme acteur, par l'association de sa liberté affirmée et de son expérience vécue, assumée et réinterprétée. Le sujet s'exprime aussi par la reconnaissance mutuelle de l'autre comme sujet, c'est-à-dire comme individu cherchant, lui aussi, à se construire. Dans cette perspective, la démocratie, c'est l'ensemble des conditions institutionnelles qui permettent cette « politique du sujet ».

Pour être démocratique, l'égalité doit désormais signifier le droit de chacun de choisir et de gouverner sa propre existence ; le droit à l'individuation contre toutes les pressions qui s'exercent en faveur de la standardisation et de la moralisation.

La démocratie ne peut plus se réduire à un ensemble de garanties contre un pouvoir autoritaire. Après la conquête des droits civiques et la défense de la justice sociale, la démocratie doit être l'instrument de reconnaissance de l'autre et de la communication culturelle. En cela, je rejoins l'Américain Charles Taylor qui parle de « politique de la reconnaissance » (politics of recognition).

SH :Une telle démocratie ne risque-t-elle pas de demeurer formelle ?

A.T. : Depuis deux cents ans, la démocratie est confrontée au même problème : appliquer à des situations concrètes les principes universels - liberté et égalité - et donc abstraits, qui la définissent.

A l'origine, la démocratisation concernait seulement le champ politique ; elle consistait en l'octroi de droits civiques et en l'extension du suffrage universel.

A partir du xixe siècle, la question s'est posée de savoir si on pouvait étendre la démocratie à des situations autres que politiques, et d'abord aux situations de travail. C'est ce que l'on a appelé la question sociale. Ce n'est qu'au terme de luttes, de révolutions et de conflits que la démocratie s'est étendue au monde du travail, que de politique ou civique elle est devenue également sociale à travers la mise en place du Welfare State et des politiques social-démocrates.

Aujourd'hui, les problèmes culturels s'imposent avec autant de force que les problèmes sociaux au siècle dernier. La question est désormais de savoir comment nous pouvons vivre ensemble. C'est-à-dire comment concilier concrètement les règles de la vie sociale applicables à tous et la diversité des identités culturelles. On ne peut plus établir la démocratie sur des principes transcendants (la raison avec un grand R et le progrès avec un grand P). Le seul principe universaliste acceptable par tous est celui qui proclame le droit de tout un chacun à combiner librement sa participation à un monde globalisé par la technique et l'économique, et les multiples facettes de son identité. Le droit consiste à créer les conditions non pas tant d'une société multiculturelle que d'une communication interculturelle, ce qui est différent.

Comprenez-moi bien, cette démocratie culturelle ne remplace pas la démocratie sociale ni civique ou politique. La démocratie sociale ne s'est imposée que là où elle s'est combinée à une démocratie politique.

SH : Quel est le pays qui se rapproche le plus de ce modèle de démocratie culturelle ?

A.T. : J'ai été constamment impressionné par le Québec. C'est un pays qui a développé de longue date une réflexion sur la manière de faire vivre ensemble plusieurs groupes sociaux, ethniques, culturels... et ce, au niveau local, notamment à travers des groupes de citoyens ou des initiatives sociales. Les excès du politically correct aux Etats-Unis ne doivent toutefois pas faire oublier les luttes positives qu'ont menées les mouvements des droits en faveurs des noirs, des femmes... contre toutes les formes de domination culturelle et une interprétation partiale de l'histoire.

Le multiculturalisme américain me paraît finalement préférable à l'absence totale de vision multiculturelle dans un pays comme la France où le principe des droits proprement et seulement politiques continue à primer. Les Etats-Unis ont eu le mérite d'avoir pris acte de la dualité qui existe au coeur même de l'universel humain à travers une meilleure reconnaissance des droits de la femme, donc de l'égalité et de la différence entre hommes et femmes.

SH : La démocratie culturelle telle que vous l'avez définie est-elle envisageable dans les sociétés en développement ?

A.T. : Classiquement, on considère que le développement est une condition préalable à la démocratie. Cette position a été défendue par l'Américain Lipset. Je défends pour ma part la position inverse : c'est la démocratie qui est une condition préalable au développement. Si une accumulation primitive du capital, pour reprendre la terminologie marxiste, est envisageable dans des régimes non démocratiques, un développement endogène, en revanche, ne l'est pas. Dans les pays occidentaux, la démocratisation a coïncidé avec l'essor du rationalisme à travers le règne de la Raison, de la Science, etc.

Or, depuis plus d'un siècle, nous sommes engagés dans un vaste mouvement de réhabilitation de ce qui avait été discrédité comme relevant de la tradition. Les pays où le rationalisme n'a pas connu une telle ampleur sont d'autant plus disposés à concilier la modernisation avec le maintien de spécificités culturelles, historiques... En témoigne l'exemple du Japon. En Corée du Sud, à Taiwan et dans certains pays arabes... j'observe également un souci très vif de combiner la mémoire et le projet, l'ancien et le nouveau, la tradition et la modernité, le local et le global.

Cette défense de l'identité communautaire peut aussi bien renforcer que desservir la démocratie. Elle la menace si elle participe à un projet d'homogénéisation nationale, ethnique ou religieuse. Dans les pays en développement comme d'ailleurs dans les pays modernisés, la démocratisation implique un effort permanent en vue de combiner l'identité culturelle avec la pensée rationelle et la liberté personnelle.

Propos recueillis par SYLVAIN ALLEMAND

ALAIN TOURAINE


Sociologue, auteur de nombreux ouvrages dont Qu'est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, il vient de publier Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents, Fayard, 1997.

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