mardi 12 janvier 2010

Le temps des «faiseurs de démocratie».

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Le temps des «faiseurs de démocratie».
Entretien avec Nicolas Guilhot

Entretien avec Nicolas Guilhot
La promotion de la démocratie est l’une des lignes de forces de la politique étrangère américaine. Elle apparaît aujourd’hui comme la réponse universelle à toute sorte d’enjeux, depuis le «maldéveloppement » jusqu’aux situations insurrectionnelles.

Le politologue Nicolas Guilhot retrace dans The Democracy Makers (Les Faiseurs de démocratie) l’histoire des militants professionnels et des fonctionnaires publics qui, à partir de la guerre froide, ont œuvré depuis les États-Unis à la promotion de la démocratie. Liés aux néoconservateurs américains, agissant dans l’orbite de l’administration américaine, ils ont participé à l’avènement d’une conception purement institutionnelle de la démocratie. Pour N. Guilhot, « la promotion de la démocratie est devenue le langage technique de la gestion des périphéries globalisées ».



Qui sont les « democracy makers » ?

Les pratiques de « promotion de la démocratie » naissent dans le contexte de la diplomatie de la guerre froide et se dotent de structures institutionnelles spécifiques à partir des années 1980. On y retrouve des branches spécialisées du département d’État américain et des fondations privées, comme celles de George Soros. On y trouve aussi des organisations non gouvernementales ou paragouvernementales comme par exemple le National Endowment for Democracy. Ces réseaux se professionnalisent rapidement. Ils se dotent d’une publication, le Journal of Democracy, reçoivent le renfort de chercheurs en sciences sociales et développent des modèles théoriques adoptés par un large éventail d’acteurs et d’institutions. Soulignons cependant que le champ de la promotion de la démocratie s’est formé essentiellement dans le contexte des transitions démocratiques en Europe de l’Est. Aujourd’hui, le contexte est fondamentalement différent, à tel point qu’il y a lieu de se demander si la notion de « promotion de la démocratie » a encore un sens.



Que voulez-vous dire ?

Dès les années 1990, mais plus encore depuis le 11 septembre 2001, cette notion désigne des domaines très différents et beaucoup plus étendus que ceux qu’elle affrontait au départ. On peut prendre la mesure de ces transformations à trois niveaux. D’abord, on assiste à une juridicisation des questions de changement de régime et à une fusion entre promotion de la démocratie et défense des droits de l’homme. Dans le modèle « classique » des transitions vers la démocratie – le modèle des politologues Philippe Schmitter et Guillermo O’Donnell, par exemple –, non seulement la démocratisation n’a rien à voir avec les questions de justice mais elle est même fondamentalement injuste. Le passage à la démocratie a souvent pour prix politique des arrangements : les anciens dirigeants ne sont menacés ni judiciairement (amnisties) ni économiquement (pas de réforme agraire, par exemple). C’est le modèle ibérique ou latino-américain : d’abord la démocratie et, éventuellement, lorsqu’elle est consolidée, la justice un quart de siècle plus tard. Or aujourd’hui, on a du mal à penser séparément démocratie et droits de l’homme, alors que ces notions ne sont pas forcément solidaires. Cela traduit l’émergence de nouveaux acteurs liés à la lutte pour les droits de l’homme. Des organisations telles que l’International Center for Transitional Justice, par exemple, initialement spécialisées dans les questions de réparation et de réconciliation, deviennent peu à peu des prestataires de services globalisés qui traitent tous les aspects de la démocratisation. Cela traduit aussi à l’entrée en force de juristes dans un domaine qui était auparavant l’apanage d’acteurs essentiellement politiques.

Ensuite, il existe aujourd’hui une tendance à reformuler les problèmes socioéconomiques, et notamment ceux de développement et de pauvreté, en termes de déficit démocratique. Les thématiques de la « bonne gouvernance » se sont développées dans le cadre des programmes économiques de la Banque mondiale au cours des années 1990. Mais depuis, l’idée que la performance économique est liée à l’essor de la « société civile » et à l’existence de structures de participation politique est devenue un lieu commun : l’idée est défendue aussi bien par un néolibéral comme Hernando de Soto que par Amartya Sen. Du coup, l’aide au développement prend essentiellement la forme de politiques de transformation institutionnelle. La démocratie devient la solution au « maldéveloppement ».

Enfin, on assiste à une militarisation de la promotion de la démocratie. Les nouvelles doctrines de la contre-insurrection, élaborées dans le contexte de l’enlisement en Irak et en Afghanistan, mettent au premier plan la construction d’institutions participatives et le soutien à la société civile comme instruments de stabilisation et de pacification des zones de troubles. Vous trouvez cela très explicitement dans le dernier rapport de la Rand Corporation sur les techniques de contre-insurrection, intitulé « War by other means » (« La guerre par d’autres moyens ») (1). Et récemment, un article de la prestigieuse Harvard Law Review analysait la façon dont le processus de rédaction et le contenu d’une constitution démocratique constituaient des ressources stratégiques dans les situations de transition conflictuelle (2). Cela va très loin. Aujourd’hui, faire la guerre, c’est construire intégralement des ordres politiques et socioéconomiques. Il n’y a plus de différence. Bien malin qui peut dire ce qui tient de la promotion de la démocratie et de l’intervention militaire.



La démocratie est devenue, écrivez-vous, un instrument de gouvernance globale. Qu’entendez-vous par là ?

Aujourd’hui, la démocratie est la réponse universelle à n’importe quel type de problème – politique, économique ou militaire. Ce qui veut dire que cette notion ne désigne plus des problèmes spécifiques, mais qu’elle représente au contraire la forme dominante de l’intervention. Toute intervention est désormais censée passer par un certain progrès démocratique, soit comme but soit comme instrument. Même les interventions humanitaires ouvrent aujourd’hui un horizon temporel indéfini de reconstruction des institutions politiques et sociales. La promotion de la démocratie est devenue le langage technique de la gestion des périphéries globalisées.



NOTES :

(1) D.C. Gompert et J. Gordon IV, « War by other means », Rand Corporation, 2008.
(2) Collectif, « Conterinsurgency and constitutional design », Harvard Law Review, vol. CXXI, n° 6, avril 2008.
Propos recueillis par Xavier de la Vega

Nicolas Guilhot


Nicolas Guilhot est chercheur au Social Science Research Council (New York) et chercheur invité à la New York University. Il est également membre du Centre de sociologie européenne (CSE) à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Politologue, il est spécialiste des relations internationales et de la politique étrangère américaine. Il a publié Financiers, philanthropes. Sociologie de Wall Street, 2e éd., Raisons d’agir, 2004, et The Democracy Makers: Human rights and international order, Columbia University Press, 2005.



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