mardi 12 janvier 2010

L'irrésistible déclin de la social-démocratie

L'irrésistible déclin de la social-démocratie

Philippe Marlière
La social-démocratie voulait instaurer le socialisme par la voie démocratique. Son âge d’or fut celui de la célébration de l’économie mixte. La Troisième voie tenta de la relancer en la convertissant aux vertus du libéralisme et de la responsabilité individuelle. Elle vit aujourd’hui une profonde crise d’identité.

Dans le vocabulaire politique, le terme de « social-démocratie » apparaît pour la première fois peu après la révolution de février 1848. Face au parti de l’Ordre, les députés bourgeois républicains démocrates et les socialistes concluent une alliance. Karl Marx estime que « le parti des travailleurs et le parti de la petite-bourgeoisie forment le parti social-démocrate ». D’obédience sociale-démocrate, la Ire Internationale (1864-1876), première organisation politique du mouvement ouvrier, revendique la conquête du pouvoir politique. À partir de 1896, le marxisme devient la doctrine officielle de la IIe Internationale (surtout en Europe centrale), en opposition aux idées anarchistes et « réformistes ».



Combattre l’État bourgeois

Les différents courants de la social-démocratie se querellent avant tout à propos des modalités du combat contre l’État bourgeois : faut-il le réformer ou le détruire ? Selon des approches diverses, tous préconisent la socialisation des moyens de production qui doit se substituer au système capitaliste.

Le marxisme constitue leur principal ciment doctrinaire. Il en existe cependant plusieurs interprétations qui renvoient à l’opposition entre réformistes et révolutionnaires. La véritable ligne de fracture est liée à la question de la démocratie politique. Certains acceptent le cadre de la démocratie parlementaire des régimes capitalistes. D’autres, au contraire, pensent que le libéralisme politique est étranger au mouvement ouvrier et doit être rejeté. Dans les années 1875-1914, on observe parmi les dirigeants du SPD allemand un large éventail d’orientations idéologiques : Ferdinand Lassalle, un ex-libéral devenu socialiste, mais non marxiste ; le marxiste August Bebel ; Wilhelm Liebknecht et Rosa Luxemburg, les fondateurs de la ligue spartakiste qui se transforme en parti communiste en 1918. Les spartakistes combattent le « révisionnisme réformiste » d’Eduard Bernstein qui, à leurs yeux, remet en cause la nature révolutionnaire du SPD (points de repère, p. 30).



Démocratie et pluralisme

Deux événements remettent en cause les équilibres doctrinaux d’avant-guerre. D’une part, la Première Guerre mondiale sape l’internationalisme prolétarien, en soulignant l’attachement des partis sociaux-démocrates au cadre national. D’autre part, la révolution bolchevique provoque une rupture irréconciliable entre socialistes et communistes ; les seconds rejoignent l’Internationale communiste créée par Lénine. La tendance sociale-démocrate réformiste réfléchit à une nouvelle synthèse théorique entre le libéralisme des partis bourgeois et le communisme. La démocratie et le pluralisme politique deviennent deux notions phares dans la pensée sociale-démocrate.

Se démarquant peu à peu du marxisme, la social-démocratie est qualifiée de « doctrine libérale bourgeoise » par ses détracteurs communistes (Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918). Au congrès de Tours en 1920, Léon Blum voit inversement dans le communisme une entreprise dictatoriale érigée en système permanent de gouvernement. Il estime que ce mode de gouvernement est étranger à l’héritage des Lumières, à la source du socialisme français.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’heure est à la reconstruction des économies sous la direction d’États dirigistes. Les partis sociaux-démocrates au pouvoir nationalisent de larges pans des économies nationales. Ces politiques permettent de renouer en pratique avec l’objectif ancien de socialisation des moyens de production et de transformation de l’intérieur du capitalisme. Venu d’une autre tradition politique, l’économiste John Maynard Keynes fournit à la social-démocratie un corpus théorique important (La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936). Les politiques keynésiennes reposent sur la relance de l’activité économique par le biais du financement public des investissements et de politiques budgétaires qui nourrissent la demande.

La guerre froide et les succès de l’économie mixte incitent nombre de partis à rompre avec un radicalisme politique qui n’existe plus que sous forme rhétorique. Anthony Crosland, un travailliste britannique, redéfinit l’idéal socialiste, en insistant sur la coexistence harmonieuse entre secteurs privé et public (The Future of Socialism, 1956). Cet ouvrage relance le débat sur la réécriture de la clause IV des statuts du parti qui établit comme finalité du socialisme la « propriété commune des moyens de production ». Ce révisionnisme doctrinaire échoue. En Allemagne, une tentative similaire est couronnée de succès. Lors de son congrès à Bad-Godesberg en 1959, le SPD cesse de se référer principalement au marxisme et cite parmi ses autres « influences philosophiques », « l’éthique chrétienne » ou « l’humanisme de la philosophie classique ». L’économie privée est, dans certains cas, encouragée, l’économie mixte est louée.



« L’âge d’or » de la social-démocratie

Dans les trois décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945-1973), la social-démocratie européenne (plus précisément en Europe du Nord) connaît une période faste – un « âge d’or » selon l’expression convenue –, marquée par des victoires électorales significatives et l’occupation du pouvoir. Le « modèle social-démocrate » s’impose aux forces conservatrices en Europe. Ce mode de gestion des rapports socioéconomiques établit une synthèse entre l’égalitarisme propre à l’idée socialiste et l’acceptation du mode de production capitaliste comme créateur de richesses. La social-démocratie est parvenue jusqu’aux années 1970 à faire accepter au patronat des politiques publiques qui ont permis de réduire les inégalités en Europe, sans remettre en cause la croissance économique des pays concernés ou la propriété privée. Le socialisme, entendu comme dépassement du capitalisme, n’est plus ici à l’ordre du jour.

Avec ses liens privilégiés avec la classe ouvrière (par le biais des syndicats) dont elle promeut l’intégration dans les régimes capitalistes, la social-démocratie nord-européenne (SAP suédois, le SPD allemand, travaillistes britanniques notamment) incarne en quelque sorte le modèle de la social-démocratie. Un idéal-type dont se sont souvent écartés les partis d’Europe du Sud : des PS français et italien au PSOE espagnol se caractérisant plutôt par des rapports distants avec les syndicats et un électorat plus « bourgeois ».



Virage social-libéral

À partir des années 1970, le compromis social-démocrate est bousculé par la crise économique et l’apparition de nouvelles problématiques dans le champ des idées de gauche. La social-démocratie répond à ces défis avec un triple axe programmatique : un axe classique se préoccupe de croissance économique, de justice sociale et d’emploi ; un deuxième axe tente de s’approprier les thèmes postmatérialistes* et antiautoritaires les plus populaires dans l’opinion (défense de l’environnement, sécurité alimentaire, liberté sexuelle, égalité homme-femme) ; le troisième axe s’inspire de la vague néolibérale incarnée par les politiques que Margaret Thatcher et Ronald Reagan mènent au Royaume-Uni et aux États-Unis (stabilité monétaire, compression des dépenses publiques, privatisations, baisse des impôts, État social restreint mais « actif ») (1).

Après les brèves expériences néokeynésiennes du PS français (1981-1982) et du Pasok grec (1981-1984), les partis sociaux-démocrates au pouvoir dans le Sud de l’Europe mènent des politiques de désinflation compétitive* sous la contrainte de la compétition internationale. Leur coût social est très lourd (chômage élevé, détérioration du welfare State et des services publics). La conversion de fait au néolibéralisme est d’abord passée sous silence, voire niée (Lionel Jospin parle de la « parenthèse de la rigueur » en 1982) (2). Avec l’arrivée au pouvoir d’une génération de leaders étrangers à la culture sociale-démocrate traditionnelle (Tony Blair, Gerhard Schröder), le nouveau cours social-démocrate est reconnu, voire revendiqué (3).

Au milieu des années 1990, T. Blair nomme « Troisième voie » la nouvelle synthèse sociale-démocrate (4). Anthony Giddens, son inspirateur, la positionne à équidistance entre le néolibéralisme et la « vieille » social-démocratie keynésienne. S’il se démarque de l’ultralibéralisme hayékien, ce nouveau compromis rejette l’interventionnisme d’État et les politiques redistributrices de la social-démocratie des années 1960-1970 et revalorise le rôle du marché (5). On peut relever trois thèmes centraux dans la Troisième voie : l’égalité des chances, la responsabilité et la communauté. La notion d’égalité des chances implique que chaque individu puisse, en théorie, accéder à des droits et à des services fondamentaux (éducation, formation professionnelle). Il s’agit d’une rupture essentielle avec la notion sociale-démocrate traditionnelle d’« égalité de résultat » (equality of outcome), qui se souciait des disparités économiques trop profondes entre classes sociales ; un souci que n’a plus la notion d’« égalité des chances » (equality of opportunity). La responsabilité insiste sur les devoirs des individus à l’encontre de la communauté (locale ou nationale). Ce principe a été résumé par T. Blair de la manière suivante : « Pas de droits sans responsabilités ! » Dans la pratique, la notion de « devoir » a nettement pris l’ascendant sur la notion de « droit » (travail, santé publique, éducation). La communauté, enfin, constitue l’espace social dans lequel des relations « civiques » peuvent se développer. L’État permet aux individus d’accéder à l’information, aux connaissances et aux ressources économiques (thème de l’« empowerment* », développé par Amitai Etzioni et A. Giddens). En réalité, l’empowerment à la mode New Labour tend à réduire la relation des communautés aux services publics à des transactions entre des consommateurs et des services publics privatisés ou en voie de privatisation.

Le gouvernement de la gauche plurielle de Lionel Jospin (1997-2002), en dépit d’un discours de gauche plus traditionnel et de politiques combattues par les tenants de l’orthodoxie néolibérale (la réduction du temps de travail), ne s’est pas écarté de manière significative du blairisme. Ce gouvernement a chanté les vertus de la modernité, de la compétence et de la responsabilité, et recherché le soutien de catégories sociales diverses par le biais de politiques « attrape-tout » : 35 heures, création d’emplois, couverture médicale universelle, pacs, parité hommes-femmes, baisse des impôts, privatisations, acceptation du pacte de stabilité européen.



L’impasse de la Troisième voie

Après avoir compté entre 1997 et 2002 jusqu’à douze gouvernements dans l’Union européenne (UE), la social-démocratie est aujourd’hui au creux de la vague. Quatre pays scandinaves sur cinq – le cœur même de la social-démocratie – sont gouvernés par des formations conservatrices. En Allemagne, le SPD, allié aux chrétiens-démocrates, est au plus bas dans les sondages ; le Parti travailliste britannique est également fortement impopulaire. Les partis d’opposition ne s’en sortent guère mieux (dont le PS en France). Le déclin social-démocrate est profond et apparaît durable.

Le discrédit touche avant tout le projet libéral-technocratique de type « Troisième voie ». La « voie blairiste » a mené la social-démocratie dans une impasse politique, idéologique et électorale (6). La social-démocratie des années 1990 a fait des choix en rupture avec ses idées et ses politiques traditionnelles : adoption de politiques néolibérales sur le plan économique et fiscal (poursuite des privatisations, soutien à la déréglementation du marché communautaire, dumping fiscal pour attirer les investissements) ; démantèlement de l’État social (flexibilité du marché du travail, restrictions imposées aux politiques industrielles, diminution des prestations sociales) ; politiques de plus en plus restrictives en matière d’immigration et durcissement sécuritaire à l’égard des délinquants.

Ces orientations ont contribué à accroître les inégalités en Europe. Depuis les années 1980, la part des salaires dans les revenus nationaux est passée de 72,1 % à 68,4 %. Depuis les années 1990, le taux d’activité est passé de 61,2 % à 64,5 %, ce qui signifie qu’un plus grand nombre d’actifs se partage un volume de richesses moindre. L’« Europe sociale » n’a pas dépassé le stade du slogan, car elle est rejetée par des formations appartenant au Parti des socialistes européens. L’UE est une zone profondément inégalitaire : 20 % des plus pauvres reçoivent 4,5 % du PIB, contre 8,1 % en Inde et 5,1 % aux États-Unis.



Un déclin irrésistible ?

En Allemagne (Die Linke), en Italie (Rifondazione communista), aux Pays-Bas (Socialistische Partij) et en France (le Nouveau Parti anticapitaliste), des formations « de la gauche de la gauche » séduisent les catégories populaires délaissées par les partis sociaux-démocrates. Le recentrage extrême qu’a opéré la social-démocratie depuis les années 1980 la place aujourd’hui dans une position intenable : sur sa droite, il est plus en plus malaisé de la distinguer des formations conservatrices ou libérales ; sur sa gauche, elle est de plus en plus concurrencée par des formations qui portent mieux qu’elle les idéaux de justice sociale et de redistribution. On voit mal comment la social-démocratie pourrait, dans ces circonstances, enrayer un déclin qui semble irrésistible.



NOTES :

(1) G. Moschonas, In the Name of Social Democracy: The great transformation, 1945 to present, Verso, 2002.
(2) P. Marlière, « Le modèle social-démocrate en question », in collectif, Universalia 2003, Encyclopaedia Universalis, 2003.
(3) Fondation Jean-Jaurès, « Blair-Schröder, le texte du manifeste et analyses critiques », Les Notes de la fondation Jean-Jaurès, n° 13, août 1999.
(4) A. Giddens et T. Blair, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002.
(5) P. Marlière, « Manifestes pour une social-démocratie de marché : Anthony Giddens, Tony Blair et le débat sur la “Troisième voie” », Les Temps modernes, n° 605, août-sept.-oct. 1999.
(6) P. Marlière, La Social-démocratie domestiquée. La voie blairiste, Aden, 2008.

Mots-clés


Revendications postmatérialistes

Si la social-démocratie traditionnelle relayait des revendications tenant au pouvoir d’achat, aux conditions de travail et aux droits sociaux, de nouvelles revendications, « postmatérialistes », se font jour, tenant à la qualité de vie, à l’environnement, à la sexualité ou à la vie de couple. Le pacs (pacte civil de solidarité) est un bon exemple de ce type de revendications.

Désinflation compétitive

Au cours des années 1970, les pays industrialisés sont aux prises avec des taux d’inflation à deux chiffres dont l’un des effets est de compromettre l’équilibre des comptes extérieurs. De nombreux États font de la lutte contre l’inflation leur priorité, mettant pour cela en œuvre des politiques d’austérité monétaire et budgétaire. La France rejoint le bal en 1983.

Empowerment

Ce terme difficilement traduisible définit le processus par lequel des individus ou des groupes sociaux acquièrent des capacités accrues d’expression et de participation politiques.



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