mardi 12 janvier 2010

La longue marche de la démocratie

La longue marche de la démocratie

Benoît Richard
Sur le temps long, l’histoire de la démocratie a tout d’une contagion irrésistible. Ce succès n’est pas linéaire. Depuis son apparition, la démocratie s’est étendue par vagues successives entrecoupées de longs temps de stagnation voire de reculs.

Depuis quelques années, la démocratie semble en panne. Dans les sociétés mêmes qui l’ont inventée, nombre d’intellectuels se pressent à son chevet ou prophétisent son enterrement. Contre-démocratie, hiver de la démocratie, postdémocratie (1)… Les ouvrages parus récemment multiplient les titres au ton pessimiste, alarmiste voire apocalyptique. Dans les pays où la démocratie est émergente ou inexistante, elle ne fait plus rêver comme auparavant. Le consensus de Pékin, expression qui résume le modèle chinois de développement alliant libéralisme économique et autoritarisme politique, apparaît comme une alternative redoutablement séduisante au consensus de Washington alliant libéralisation économique et démocratisation. Alors la démocratie est-elle dépassée ? Serions-nous entrés sans nous en apercevoir dans l’ère de la postdémocratie ?



La contagion démocratique

À l’échelle de l’histoire, la démocratie ne semble pourtant pas sur le point de disparaître. Ces soixante dernières années, le nombre des démocraties a été multiplié par plus de 4, passant de 20 en 1946 à 89 en 2008 sur 193 États. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la démocratie ne concernait guère que l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et le Japon. Une première vague de démocratisation a eu lieu en Europe du Sud dans les années 1970, une deuxième dans les années 1980 en Amérique du Sud et dans une partie de l’Asie du Sud-Est, puis une troisième après la chute du mur de Berlin, dans l’ex-bloc soviétique. La démocratie est aujourd’hui installée dans les régions les plus prospères et les plus peuplées de la planète à une exception de taille près : la Chine et son 1,3 milliard d’habitants, puissance encore pauvre mais acteur géopolitique de plus en plus important. Selon l’organisation Freedom House, basée à Washington, qui mesure l’état des droits politiques et des libertés civiles dans le monde à travers une batterie d’indicateurs, 46 % de la population mondiale vit dans un pays « libre » en 2008 contre 25 % il y a une quinzaine d’années (2). Voici pour le quantitatif.

Au niveau qualitatif, les exigences démocratiques continuent d’évoluer. Elles se renforcent sur les libertés fondamentales et s’étendent à de nouvelles sphères de la société : culture, famille, mœurs, éducation (3). La crise de légitimité mise en exergue dans les vieilles démocraties est liée paradoxalement à la montée de ces exigences. Ce qui paraissait un privilège il y a encore vingt ans – suffrage universel, règne de la loi, administration neutre, liberté de la presse – est aujourd’hui devenu le minimum requis mais pas suffisant. De nouvelles aspirations arrivent : respect des minorités, fin des traitements de faveur des notables par rapport au citoyen ordinaire, traduction en justice des criminels d’État, etc. Mais le malaise actuel ne s’arrête pas à ces exigences.



L’élan brisé et le désarroi

Depuis le début des années 2000, on constate un recul effectif des libertés dans de nombreuses parties du monde. Signe des temps, ce recul n’est plus seulement lié au raffermissement de certains régimes (Russie, Iran, Venezuela, Zimbabwe) observé depuis 2006 mais aussi, depuis 2008, à leurs tentatives accrues d’exporter leur modèle chez leurs voisins. L’intervention russe en Géorgie en est l’exemple le plus frappant.

Le choc du 11 septembre 2001, la guerre en Afghanistan et en Irak et leur enlisement avec leur cortège de tortures et de victimes collatérales ont terni et affaibli le modèle démocratique occidental. Au sein même des démocraties les plus anciennes, la résurgence d’un populisme relooké aux habits de l’époque, par exemple en Italie avec Silvio Berlusconi, ou encore les réactions des gouvernements français et irlandais aux résultats des référendums européens, contournant le vote populaire quand il ne leur convenait pas, rappellent des méthodes qui tiennent plus de régimes plébiscitaires que de démocraties dites « avancées ».

Mais ces maux sont-ils si nouveaux et l’évolution récente marque-t-elle vraiment le début d’un reflux massif et général de la démocratie ? En pointant le doigt sur les reculs constatés depuis le début du XXIe siècle, les observateurs empêchent-ils de voir l’ensemble : une pause ou un petit reflux qui s’inscrit dans un vaste mouvement de contagion démocratique gagnant peu à peu l’ensemble du monde depuis trois siècles ?

L’avancée démocratique n’a jamais été linéaire. Depuis son apparition, la démocratie moderne a progressé par éruptions contagieuses (en 1830, en 1848 puis en 1945 et en 1989), entrecoupées de longs temps où elle était stable, voire en recul, par exemple entre les deux guerres mondiales. Aujourd’hui, face à un monde devenu plus incertain, les valeurs associées à la démocratie marquent un temps d’arrêt. On a pu constater ce phénomène dans l’entre-deux-guerres quand le monde manquait de leadership fort et subissait une grande crise économique. En temps de guerre ou de conflit important, les démocraties mettent le couvercle sur leurs droits les plus fondamentaux : liberté de la presse, internements arbitraires, etc. Cela a été le cas en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis pendant les deux conflits mondiaux, en France pendant la guerre d’Algérie, au Royaume-Uni pendant la guerre des Malouines, aux États-Unis lors des deux dernières guerres du Golfe. Mais une fois la situation apaisée, les démocraties ont jusqu’à présent toujours su retrouver leurs libertés fondamentales, voire afficher des progrès tels que le vote des femmes après la Première Guerre mondiale au Royaume-Uni et après la Seconde en France.



Une démocratie « naturelle » ?

Peut-on tirer de ce constat historique une conclusion sur la viabilité de la démocratie moderne ? On distingue trois grandes réponses données par les théoriciens politiques. Il y a les tenants d’une naturalité de la démocratie : pour le sociologue et philosophe Jean Baechler, la démocratie est par essence le régime politique des sociétés humaines. Au-delà de son parcours chaotique, elle est appelée à s’étendre à l’ensemble de la planète (4). Dans un essai controversé qui a fait date, Francis Fukuyama affirmait quant à lui que la démocratie libérale représentait la forme la plus aboutie d’organisation sociale. Pour lui, les pays qui adoptent les premiers la démocratie dégagent plus de moyens économiques et militaires, creusent progressivement l’écart avec les autres régimes et finissent ainsi par triompher naturellement (5).

Une deuxième réponse s’inscrit dans la lignée d’Alexis de Tocqueville : la démocratie est un régime politique parmi d’autres, « le moins pire à l’exception de tous les autres » pour reprendre l’expression de Winston Churchill. À l’appui de cette thèse, la capacité d’adaptation des démocraties serait bien supérieure à celle des autres régimes, assurant par là sa pérennité. Ainsi pour l’historien Pierre Rosanvallon, la démocratie vit une crise de confiance qui la pousse à trouver de nouvelles formes de légitimité. Selon le philosophe Marcel Gauchet, la démocratie traverse une crise de croissance qui n’est pas insurmontable. Pour Pierre Manent, elle doit s’adapter aux nouvelles formes de souveraineté qui viennent concurrencer celle de l’État-nation, jusqu’alors principal support de la démocratie moderne.

Enfin, il y a ceux qui pensent que la démocratie est née, vit et finira par mourir un jour. C’est notamment la thèse de l’historien Guy Hermet dans son dernier ouvrage L’Hiver de la démocratie. Pour Emmanuel Todd, la démocratie est en butte à des forces qui lui sont extérieures. N’étant pas maîtresse de son évolution, elle ne peut choisir l’heure de sa fin. Il tempère toutefois son propos en précisant que la démocratie moderne a creusé un sillon égalitaire suffisamment profond pour laisser des traces indélébiles . Alors, la démocratie, horizon indépassable de notre temps, aura-t-elle une fin ? L’histoire jugera.



NOTES :

(1) Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006 ; Guy Hermet, L’Hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, 2007 ; Robert Charvin, Vers la postdémocratie ?, Le Temps des cerises, 2006.
(2) Freedom House, « Freedom in the World 2009 », disponible sur www.freedomhouse.org
(3) Alain Caillé (dir.), Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, 2006.
(4) Jean Baechler, Démocraties, Calmann-Lévy, 1985.
(5) Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
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