mardi 12 janvier 2010

Dynamiter ou dynamiser la démocratie ?

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Dynamiter ou dynamiser la démocratie ?

Jean-Vincent Holeindre
La plupart des démocraties des pays développés vivent une crise de confiance. Le renouveau passe-t-il par une redynamisation ou par un dynamitage du système ?

Aujourd’hui, tout le monde ou presque se réclame de la démocratie. Cependant personne n’est d’accord sur ce qu’elle devrait être. Démocratie libérale ou radicale ? Démocratie participative ou représentative ? Démocratie locale ou centralisée ? Il existe aujourd’hui quantité d’analyses sur l’état de la démocratie et sur les moyens de la renouveler. Ces débats traduisent la vitalité du débat démocratique et de la théorie politique contemporaine. Mais ils montrent également que la démocratie semble n’avoir jamais autant douté d’elle-même. Incontestable comme modèle politique, elle est incertaine sur la direction à prendre. Le triomphe de la démocratie à la fin du XXe siècle s’est accompagné d’une perte de confiance dans sa capacité à résoudre les crises du nouveau siècle, qu’elles soient économiques, sociales ou internationales. Incapacité, d’abord, de la démocratie à exporter son propre modèle, comme le montre l’échec de la stratégie américaine en Afghanistan et Irak. Incapacité, ensuite, à réduire les inégalités économiques et sociales, ainsi que le montrent les travaux récents sur la pauvreté. Incapacité, enfin, à restaurer la confiance entre gouvernants et gouvernés, comme en témoigne l’abstention et le vote sanction lors des élections. Cette dernière incapacité est peut-être la plus grave car elle englobe toutes les autres. Si crise de la démocratie il y a, c’est d’abord une crise de confiance des citoyens dans le système démocratique, qui s’exprime par le rejet des élites politiques, médiatiques et intellectuelles. Les chercheurs s’attachent ainsi à proposer des diagnostics de crise qui, s’ils sont extrêmement variés, tournent pour la plupart autour de ce problème de la confiance perdue entre le peuple et les élites.

L’historien Pierre Rosanvallon met l’accent sur le sentiment de « défiance » qu’éprouvent les citoyens à l’égard du pouvoir politique (1). À la démocratie représentative fondée sur l’élection se greffe désormais une « contre-démocratie », qui exerce un pouvoir d’empêchement, mais peut aussi représenter un moyen de revitaliser une vie politique moribonde. La contre-démocratie, ce n’est pas être contre la démocratie, c’est d’abord considérer qu’on peut faire de la politique autrement (dans la rue, dans les ONG, sur Internet, etc.). P. Rosanvallon explique que, contrairement aux apparences, les citoyens sont intéressés par la politique et prêts à s’y engager. Mais il souligne également qu’un réel malaise s’est instillé dans l’esprit des citoyens qui considèrent la démocratie comme une aristocratie déguisée. Alain Badiou et Slavoj Zizek, dans une perspective beaucoup plus radicale, vont même jusqu’à dire que la démocratie est une illusion et qu’à toute prendre, un régime ouvertement autoritaire vaut mieux qu’une démocratie « molle » et hypocrite. Pour S. Zizek, préfaçant les discours de Robespierre, la terreur constitue un moyen de lutter contre l’avènement du capitalisme mondialisé et du « matérialisme démocratique » (2).

Pour comprendre l’écho dont bénéficient ces affirmations pour le moins stridentes, il est nécessaire de tenir compte du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Jean-Pierre Le Goff remarque ainsi que la démocratie « post-totalitaire » tend à devenir une « barbarie douce », où le tyran n’est pas un dictateur en chair et en os, mais une accumulation de règles réduisant la liberté des individus au nom de la sécurité de tous (3). Plusieurs enquêtes récentes ont en effet relevé la montée en puissance du discours sécuritaire, observable à tous les niveaux de la société, sur des problèmes graves ou en apparence anecdotiques : que l’on pense à l’explosion des gardes à vue et des détentions provisoires, aux campagnes pour l’hygiène alimentaire (« 5 fruits, 5 légumes par jour ») et pour la sécurité routière. Ainsi a-t-on sérieusement envisagé de mettre en place un couvre-feu pour empêcher les jeunes de se tuer sur la route le week-end. L’idée a été pour l’instant abandonnée, mais la régulation du risque et le principe de précaution constituent assurément des « priorités gouvernementales ». Comme le suggère le sociologue Ulrich Beck, les sociétés démocratiques, qui ne connaissent plus la guerre, sont obsédées par le risque, au point que cette obsession représente désormais une menace sérieuse pour les libertés démocratiques (4).



Le discrédit de la nation

Il s’agit donc de protéger l’homme, contre son gré s’il le faut, car sa liberté peut potentiellement se retourner contre lui. Pour des auteurs appartenant à la tradition libérale, ce néolibéralisme des règles s’oppose au libéralisme politique qui s’est déployé en Europe dès la fin du XVIIIe siècle à travers la forme politique nationale. Le risque majeur pointé par des auteurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent, c’est la dépolitisation des démocraties, qui s’exprime par exemple dans le discrédit de la nation en Europe (5). Le refus de la nation peut être interprété comme un refus de la politique, dans la mesure où les citoyens préfèrent être administrés par des règles (juridiques et morales) que par un gouvernement considéré comme illégitime et arbitraire. Or, pour Pierre Manent, un régime politique ne peut s’épanouir que s’il est associé à une forme politique idoine (6). Les Anciens ont réalisé la démocratie directe dans le cadre de la cité. Les Modernes ont réalisé la démocratie représentative à l’intérieur des nations. Les Européens peuvent-ils se gouverner sans forme politique, par le truchement des procédures de Bruxelles ? Rien n’est moins sûr selon P. Manent, rejoint sur ce point par Paul Thibaud et Jean-Pierre Le Goff. Au-delà du problème européen, ces auteurs montrent que la contrainte extérieure, l’adaptation à la mondialisation ou encore l’impératif de modernisation constituent des alibis commodes avancés par les gouvernements pour ne plus assumer leurs responsabilités politiques.

Mais pour sortir de cette impuissance organisée, doit-on compter sur un sursaut « citoyen » ou sur un retour de la nation et du politique, s’appuyant sur les mécanismes traditionnels (parlement et exécutif) ? Peut-on concilier démocratie représentative et démocratie participative ? Les réponses apportées par la réflexion politique pour relancer la démocratie ne nous donnent pas de sésame. Elles mettent plutôt en lumière les clivages politiques actuels.



Controverses sur la participation démocratique

Dans la pensée de gauche, un débat oppose ainsi les théoriciens de la démocratie radicale, qui veulent « dynamiter » la démocratie libérale, à des auteurs plus modérés, qui veulent la dynamiser ou la revivifier, par exemple en redéfinissant les modalités de la participation du peuple.

Les premiers pensent que la démocratie doit cesser d’être libérale pour être réellement démocratique : c’est le point commun d’auteurs aussi différents que Naomi Klein, Toni Negri, Jacques Rancière ou Alain Badiou, qui sont plus ou moins proches des nouveaux mouvements sociaux. Pour ces penseurs, les contestations sociales ne sont pas des pathologies mais au contraire des régénérations « par le bas » de la vie démocratique, rendues possibles grâce à l’égalité fondatrice des citoyens. Ceux qui disent le contraire expriment, selon J. Rancière, une « haine de la démocratie » (7) en se réfugiant dans une conception restrictive, institutionnelle, de la vie politique. Tout l’enjeu pour Rancière est donc de préserver l’intensité de la vie démocratique qui prend forme dans les luttes sociales et non dans les parlements. Inspirés par Rancière, Michel Foucault et Pierre Bourdieu, les théoriciens de la gauche radicale imaginent ainsi des « stratégies » pour résister à la domination des pouvoirs en place : luttes en faveur des sans-papiers, boycott, désobéissance civile, émeutes… Chez Alain Badiou, qui n’a jamais renié son admiration pour Mao, le propos prend même une connotation révolutionnaire. Les « sans » (sans-papiers, sans emploi, sans logement) doivent s’allier entre eux, aux côtés des intellectuels, pour faire advenir « l’événement », autrement dit le moment révolutionnaire qui constitue le jugement suprême (8).

À côté de ces courants qui se situent dans l’héritage du marxisme, d’autres analyses prennent au sérieux la mise à l’écart du peuple tout en proposant des solutions moins radicales. Pour Yves Sintomer et Loïc Blondiaux (9), la démocratie libérale souffre en effet de ne pas savoir donner la parole aux citoyens. La démocratie participative corrige en partie les défauts de la démocratie représentative, car elle permet de renouer le lien entre gouvernants et gouvernés. Les « jurys citoyens » et les dispositifs de démocratie locale sont ainsi conçus comme des compléments à la démocratie représentative et non comme un substitut.

Il y a lieu cependant de s’interroger sur la pertinence du concept de participation comme ressort principal de la vie démocratique.



Milan Kundera et la vieille dame

Dans l’un de ses romans, Milan Kundera relate cette histoire qui a lieu à la fin du printemps de Prague en 1968, quand les Soviétiques envahissent la Tchécoslovaquie. M. Kundera décrit une vieille dame dans la rue, au milieu des chars russes qui entrent dans la ville. La vieille dame se dirige vers son verger pour s’assurer que ses poires sont mûres, sans même jeter un œil sur les chars russes. La vieille dame aurait-elle dû résister plutôt que de cueillir ses poires ? M. Kundera ne répond pas à la question. Mais quoi qu’il en soit, une communauté politique qui oblige ses membres à lutter contre l’oppression ou même à cueillir les poires n’est pas une démocratie. La démocratie est le seul régime où les vieilles dames peuvent choisir librement de cueillir leurs poires ou de s’engager dans les luttes politiques. Jusqu’à un certain point, la non-participation n’est pas moins honorable que la participation. Car dans les démocraties représentatives, la liberté est laissée au citoyen de participer ou pas (10).

Comment dès lors concilier la liberté des citoyens avec les nécessités du gouvernement, qui doit décider, trancher, trouver des compromis ? Telle est la croix de la théorie politique contemporaine. Ce défi n’est pas nouveau. Il est consubstantiel à la démocratie. La démocratie est par excellence le régime du mouvement, du progrès, tandis que la monarchie est celui des positions établies à la naissance. Le ressort profond de la démocratie moderne, c’est cette insatisfaction chronique qui la pousse à avancer, toujours plus vite, toujours plus loin. C’est l’une de ses principales forces, mais aussi l’une de ses faiblesses. L’incertitude et le goût d’inachevé sont le prix à payer pour le mouvement et la liberté démocratique. D’où le sentiment que la crise, en démocratie, est un mal récurrent, voire permanent. « Rien n’échoue comme le succès », disait Gilbert Chesterton. Ce proverbe s’applique bien à nos vieilles démocraties, qui ont triomphé mais souffrent de n’avoir jamais atteint leur but.



NOTES :

(1) Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.
(2) Slavoj Zizek, Robespierre : entre vertu et terreur, Stock, 2008.
(3) Jean-Pierre Le Goff, La Démocratie post-totalitaire, Le Découverte, 2003.
(4) Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, 2001.
(5) Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
(6) Pierre Manent, La Raison des nations : réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006.
(7) Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005
(8) Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Lignes, 2007. Voir également Philippe Raynaud, L’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Autrement, 2006.
(9) Yves Sintomer, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007. Loïc Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Le Seuil, 2008.
(10) Gil Delannoi, « Rigueur ou scientificité dans l’étude de la politique », séminaire « Approches du politique », Cévipof, 4 février 2009.

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