mardi 12 janvier 2010

Comment sortir d'un régime autoritaire?

Comment sortir d'un régime autoritaire?

OLIVIER DABÈNE
Le passage d'un régime autoritaire à un régime démocratique ne suit pas une seule et même voie. La transition dépend de multiples facteurs : l'histoire nationale, la situation économique, le contexte international...

Depuis 25 ans, la démocratie a fortement progressé dans le monde. L'Europe du Sud (Portugal, Espagne, Grèce), dans les années 74-75; l'Amérique latine (tous les pays sauf Cuba et le Mexique) dès la fin des années 80; l'Europe de l'Est et, en partie, l'Asie et l'Afrique, ont été submergés par une vague de démocratisation qui a emporté les régimes autoritaires qui y avaient prospéré. Au début des années 90, la fin de la guerre froide aidant, ces évolutions politiques ont nourri un optimisme bien imprudent. L'ensemble du monde semblait enfin converger vers cet ordre démocratique que la charte de l'Organisation des Nations unies appelait de ses voeux depuis 1945. L'économie de marché semblait de surcroît s'imposer partout, face aux modèles socialiste ou protectionniste.

L'année 1989 fut célébrée comme la victoire définitive de la démocratie de marché. L'essayiste nord-américain Francis Fukuyama alla même jusqu'à annoncer dès l'été 1989 la « fin de l'histoire » entendue comme « la fin de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain »(1).

L'euphorie fut de courte durée. Les affrontements ethniques et nationalistes ramenèrent vite les opinions publiques à la réalité, les démocratisations provoquaient des désenchantements, tandis que certaines régions du monde se refusaient à entrer dans l'ère démocratique, et que les réformes économiques s'avéraient difficiles à mettre en oeuvre. Guy Hermet pouvait à juste titre évoquer les « désenchantements de la liberté » (2). Un scepticisme quant aux chances de succès de la démocratie dans le monde semble aujourd'hui être de mise.

Il reste que ces interprétations intempestives des démocratisations dénotent une ignorance de l'histoire et une incompréhension des phénomènes de changement politique. Celle-ci mérite une courte remarque, celle-là de plus amples développements.

La troisième vague

La vague de démocratisation, qui s'est ouverte avec la «révolution des oeillets» au Portugal le 25 avril 1974, n'est pas la première de l'histoire. Ainsi, Samuel Huntington rappelle-t-il que deux autres vagues de démocratisation ont précédé celle que nous connaissons actuellement (3). Durant un siècle, entre les années 1820 et 1920, les pays occidentaux se sont progressivement démocratisés. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays ayant lutté contre les forces de l'axe ont ensuite tâché d'imposer au monde un ordre démocratique et pacifique.

Un rapide coup d'oeil historique impose deux remarques.

La première concerne l'ampleur de la vague actuelle de démocratisation. L'évaluation que fait Huntington est intéressante. Selon lui, il n'y avait proportionnellement pas plus de pays démocratiques en 1990 qu'en 1922 (voir tableau ci-dessous).
Si l'on tient compte non pas du nombre de pays, mais du nombre de leurs habitants, il est clair que jamais dans l'histoire de l'humanité autant d'hommes et de femmes ont vécu en démocratie. En 1990, près de 40% de l'humanité vivait sous des régimes garantissant un minimum de libertés et organisant régulièrement des élections.

Il faut ajouter, deuxième remarque, que ces évolutions sont éminemment réversibles. Comme le montre le tableau, chaque vague de démocratisation a été suivie d'un « ressac » important. Dans les années 20 et 30, la dictature progresse en Europe (Mussolini en Italie dès 1922, Hitler en Allemagne en 1933, etc.) et dans le reste du monde. De même, dans les années 60, une série de coups d'Etat emportent les régimes démocratiques latino-américains et l'autoritarisme s'installe en Asie et dans l'Afrique récemment décolonisée. Cela signifie qu'il en va des démocratisations comme de toutes les évolutions politiques : elles sont empreintes d'une grande incertitude.

Qu'est-ce-qu'une transition vers la démocratie ?

Les analyses en termes de « transition » ont souvent passé outre ces incertitudes. Elles ont souvent véhiculé une conception évolutionniste des changements politiques, dans la lignée des études de « développement politique » conduites dans les années 50 et 60. Ces études prenaient pour acquis la supériorité de l'organisation politique du modèle occidental. La transition est alors une évolution irréversible vers un ordre politique meilleur. Il reste que le concept de transition, entendu au sens plus neutre de phase intermédiaire entre deux types de régime, désigne bien un moment essentiel des changements politiques où l'on voit se jouer la nature du régime suivant. Son utilisation soulève des difficultés, dont la moindre n'est pas de répondre à la question suivante : quand commence et quand prend fin une transition ?

La définition d'un « avant » et d'un « après » est compliquée, en raison de la prolifération de formes hybrides de régime et de l'absence d'événements marquants provoquant la chute d'un régime.

Ainsi, en Europe orientale et centrale, de quand va-t-on dater le début des transitions ? Du moment où des gouvernements non-communistes

sont nommés ?

Du moment où l'URSS a relâché son contrôle sur les « peuples frères » ? Du moment où une opposition a émergé ? Du moment où la légitimité des régimes a commencé à s'éroder ?

Même dans le cas simple des régimes communistes à économie dirigée cédant la place à des démocraties pluralistes à économie de marché, le point de départ des transitions est difficile à fixer. Dans beaucoup d'autres pays, le contraste entre l'« avant » et l'« après » n'est pas aussi prononcé et il n'y a aucun événement marquant qui puisse indiquer avec clarté le début d'un processus de transition. On a ainsi longtemps affirmé que le Brésil se trouvait en transition permanente. La distinction entre des dictatures « molles » et des démocraties « dures » n'est pas toujours évidente.

On peut tirer quelques enseignements de ces remarques, notamment qu'elles soulignent la nécessité de distinguer trois étapes dans l'analyse d'une transition vers la démocratie.

- Préalablement à toute étude d'un cas de transition démocratique dans un pays, il paraît en premier lieu indispensable de caractériser le régime qui est remplacé. Ce n'est qu'une fois que l'on connaît à peu près bien les caractéristiques d'un régime, à tout le moins celles qui expliquent sa stabilité, que l'on peut détecter les éléments susceptibles de provoquer un changement. Si, par exemple, un régime repose sur ses performances économiques (cas des dictatures modernisatrices latino-américaines), parce qu'il en tire sa légitimité et qu'il distribue des prébendes, il est condamné à la croissance. S'il repose sur une mystique, comme celle de l'égalité dans les pays communistes, la découverte par la population de l'existence d'une nomenklatura le discrédite.

- En deuxième lieu, le mode de transition doit être défini. Il peut s'agir d'élections fondatrices comme d'une prise de pouvoir, d'un transfert de pouvoir, d'un retrait du pouvoir ou d'un renversement. Tous les cas de figures sont imaginables. Il existe différentes voies possibles de passage à la démocratie. Ce qui les différencie, c'est souvent l'origine des changements. Dans certains cas, les gouvernements autoritaires en place prennent l'initiative de leur retrait. En Amérique latine, dans les années 80, les militaires en proie aux crises économiques et divisés sur les stratégies à adopter, ont souvent organisé la transmission, du pouvoir aux civils. Il n'y a guère qu'en Argentine où ce retrait militaire n'ait pas été contrôlé, en raison du fiasco de la guerre des Malouines et de la débâcle économique en 1983. En Europe de l'Est, les régimes de parti ont été surpris par l'ampleur de la mobilisation populaire et ont offert plus (Roumanie) ou moins («révolution de velours» en Tchécoslovaquie) de résistance. En Afrique, les dictateurs ont tenté de négocier dans le cadre de conférences nationales.

- Il faut, en troisième lieu, se pencher sur les effets de la transition. Voilà qui nous ramène au problème de la délimitation chronologique de l'étude des transitions. Quand prennent-elles fin ? Il est impossible de juger qu'une transition est terminée si l'on ne dispose pas de critères d'identification d'un régime démocratique. Les spécialistes retiennent la plupart du temps une définition procédurale de la démocratie qui repose sur l'organisation d'élections concurrentielles. Certes, une élection ne fait pas la démocratie. Mais une élection concurrentielle est la conséquence d'une évolution démocratique et constitue un bon indicateur de la réussite d'une transition. En effet, elle suppose un plein exercice de la citoyenneté, l'existence d'un débat contradictoire sur la place publique, le libre exercice du suffrage, le respect des libertés publiques, l'existence de règles du jeu bien établies et acceptées... Au-delà, il s'agit d'évaluer le type de démocratie produit par une transition.

Les trois dynamiques des transitions

Les transitions vers la démocratie des années 1975-1990 ont été marquées par trois dynamiques : interne/externe, économique/politique et temps long/temps court.

- La dynamique interne/externe.
La sensibilité des conjonctures nationales aux événements internationaux n'a jamais été aussi grande qu'en cette fin de siècle, marqué par l'interdépendance accrue des économies.

Déjà, dans les années d'après-guerre, les Etats-Unis avaient imposé le modèle démocratique à leurs adversaires défaits (Allemagne, Japon) ou à leurs alliés quelque peu hésitants (pays latino-américains). Dans les années 80, les Etats-Unis ont plutôt accompagné les transitions et, du coup, la dynamique des changements a été le produit des pressions exercées par le contexte international sur les trajectoires nationales. Dans le cas de l'Europe de l'Est, c'est l'abandon de la doctrine Brejnev (la souveraineté limitée) qui a permis aux différents pays d'évoluer librement vers des formes démocratiques de régime. Partout, des accords d'intégration régionale (comme le groupe de Visegrad constitué à partir de 1992 ou le Mercosur créé en 1991) ont contribué à stabiliser les démocraties.

La dimension internationale est donc fondamentale. Mais elle dépasse les questions diplomatiques. Il y a eu clairement des importations de modèles occidentaux, censés garantir les libertés et la prospérité. Et puis, surtout, les démocratisations se sont produites « en cascade » car des effets de démonstration ont joué à plein. On a pu ainsi observer des phénomènes de contagion (influence qu'exerce un pays sur son voisin) et d'irradiation (influence qu'exerce un centre ou un phénomène sur l'ensemble des pays).

- La dynamique économique/politique.
Dans les années 80, de nombreux pays ont connu une double transition : vers la démocratie et vers l'économie de marché. Ces deux évolutions ont entretenu et continuent d'entretenir des relations extrêmement complexes. Ainsi, il est vite apparu que les réformes économiques (lutte contre les déficits publics, ouverture des marchés, dérégulations...) jouaient contre la démocratie, dans la mesure où leur coût social se convertissait en érosion des soutiens politiques à ce type de régime. Mais il est apparu aussi que la démocratisation jouait contre les réformes économiques, car l'adoption de procédures délibératives et l'organisation d'un débat public et contradictoire se traduisaient par des pertes d'efficacité. Celles-ci, à leur tour, n'ont pu être compensées que par le recours systématique aux procédures bien peu démocratiques de pactes ou de décrets-lois. Ce cercle vicieux a été dramatique en Amérique latine et, plus encore, en Europe de l'Est et a contribué à dégrader les démocraties.

Dans tous les pays, la hiérarchisation et le rythme des réformes sont tout à fait essentiels, et les réformateurs sont bien confrontés, selon l'heureuse expression de Guy Hermet, à un « impossible agenda des priorités ». Les stratégies sont diverses, en fonction des calendriers électoraux et des rapports de force, allant de la « pilule amère » à des réformes plus progressives.

Certains pays semblent toutefois être parvenus à briser cette spirale de la dégradation de la démocratie, à l'image de la Pologne, de la République Tchèque ou de la Slovénie qui s'apprêtent à adhérer à l'Union européenne.

- La dynamique temps long/temps court.
Une autre caractéristique de notre époque est le télescopage des temporalités. Analyser les changements de régime suppose la prise en compte de quatre temporalités différentes mais étroitement mêlées. Il existe d'abord une trajectoire historique propre à chaque pays. Son étude permet de repérer des éléments de continuité et de changement. La mise en perspective des différentes trajectoires historiques fait apparaître un temps régional, par exemple proprement latino-américain. L'histoire de tous les pays d'une région emprunte les mêmes étapes, en fonction d'une tradition ou d'un principe à l'oeuvre depuis la colonisation. Un troisième temps peut s'ajouter lorsque les grandes puissances, volontairement ou non, pèsent sur le cours de l'histoire d'une région. Ainsi, les cycles économiques latino-américains ont pendant longtemps dépendu directement de la conjoncture européenne, puis nord-américaine. Depuis la formulation de la doctrine Monroe en 1823, il existe un temps américain, rythmé par les progrès laborieux du panaméricanisme et, plus encore, par les interventions brutales des Etats-Unis dans les affaires politiques du sous-continent. Enfin, il existe un temps mondial qui est un climat international ressenti dans le monde entier et qui pèse sur les choix et les stratégies des acteurs. La prégnance de ce climat prête toutefois à discussion. Car, pour chaque époque, il est possible de localiser un ou des centres producteurs de sens qui irradient vers les périphéries. Et plus l'on s'éloigne du centre, plus ce sens sera l'objet d'appropriation et de traduction.

Dans tous les cas, l'effet boule de neige évoqué plus haut a conduit à une accélération du rythme des changements. Ainsi, comme on l'a dit, en Pologne, la démocratisation a duré dix ans; en Hongrie, dix mois; en RDA, dix semaines; en Tchécoslovaquie, dix jours, et en Roumanie, dix heures.

Aujourd'hui, de nombreux pays en Asie, en Afrique ou dans le monde arabo-musulman demeurent éloignés de la démocratie, tandis que le désenchantement progresse en Amérique latine (malgré des progrès comme au Mexique) et en Europe de l'Est. Les transitions ne sont pas irréversibles.


NOTES

1
Francis Fukuyama, « The end of history », The National Interest, 18, été 1989. Ce texte a été publié deux ans plus tard dans la revue française Commentaire.



2
Guy Hermet, Les Désenchantements de la liberté, Fayard, 1993.



3
Samuel Huntington, The third wave. Democratization in the late twentieth century, University of Oklahoma Press, 1991.




OLIVIER DABÈNE


Professeur de science politique, et chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (CERI). Il a publié, en 1997, La Région Amérique latine, aux Presses de Sciences po, et L'Amérique latine, la démocratie dégradée, aux Editions Complexe.



Les narcodémocraties d'Amérique latine


Durant les années 80, la plupart des pays d'Amérique latine sont passés d'un régime militaire à un régime démocratique. Cette transition a présenté des particularités : d'une part, les militaires ont tenté de contrôler le processus de dévolution du pouvoir aux civils, d'autre part, la crise économique a fortement limité les marges de manoeuvre des premiers gouvernements démocratiques. Dans certains pays, les pressions internationales et le trafic de drogue sont venus compliquer la marche vers la démocratie.

- Le poids des militaires. Ils ont contrôlé les transitions en veillant à protéger leurs intérêts. Faute de quoi, ces démocratisations octroyées par eux pouvaient être interrompues.

Ils ont, par exemple, tenté de peser sur le résultat des élections. Ainsi, en 1977 en Bolivie, le dictateur, le général Banzer (élu démocratiquement à la présidence en juin 1997) lance-t-il une ouverture politique en annonçant des élections libres. Trois scrutins sont organisés, donnant lieu, chaque fois, à des troubles et à des coups d'Etat. Finalement, les militaires décident en 1982 de se retirer en remettant le pouvoir au vainqueur de la dernière élection. Les militaires ont aussi pris des précautions institutionnelles. Au Honduras ou au Chili, ils ont réformé les constitutions de façon à placer l'armée au centre de la vie politique. Ils se sont aussi assurés que les nouveaux régimes démocratiques ne tenteraient pas de faire la lumière sur les violations des droits de l'homme.

- La crise économique. La « crise de la dette » a aussi considérablement affecté les transitions qui ont eu lieu dans la première moitié des années 80.

En Argentine, par exemple, la dette augmente de façon vertigineuse entre 1980 et 1982, l'inflation aussi, et la croissance est de -4,5 %. Au milieu des grèves et du chaos, Raúl Alfonsín entre en fonction en décembre 1983. Il est convaincu que la consolidation démocratique passe par le progrès économique et social et la réduction des inégalités. Il refuse donc la cure d'austérité recommandée par le FMI. Le Brésil et le Pérou font de même et, dans ces trois pays, ces politiques échouent. Le premier bilan économique des transitions est catastrophique. Il faut attendre le début des années 90 pour voir la situation économique se stabiliser. Mais les démocratisations ont appauvri les populations.

- La contrainte internationale. Dans certains pays, notamment en Amérique centrale, les transitions se sont déroulées sous forte contrainte internationale. Pendant les années 80, l'opposition des Etats-Unis à la révolution sandiniste, au Nicaragua, a créé un climat de tension. Le Salvador, le Honduras et le Guatemala, sont passés à la démocratie dans un contexte de guerre. A Panama, les Etats-Unis ont, en 1989, déclenché une opération militaire pour arrêter le général Noriega, dictateur accusé de trafic de stupéfiants, et installer ainsi la démocratie par la force.

- Le trafic de drogue. Dans de nombreux pays, notamment dans les Andes, le trafic de substances illicites a pesé sur les évolutions politiques. En raison de son poids économique et de la tentation d'en tirer profit, il a rendu difficile l'affirmation d'un Etat de droit. Le caractère illégal de cette activité générant d'énormes bénéfices a entretenu une escalade de la violence au moment où les sociétés d'Amérique latine tâchaient de s'engager dans la réconciliation au sortir de dictatures et de guerres civiles. Enfin, les principaux trafiquants perturbent les canaux traditionnels de représentation politique. Leur engagement, direct ou indirect, modifie profondément la donne politique de différents pays et altère un exercice déjà incertain de la citoyenneté.

Ces défis donnent une coloration particulière à la démocratie dans les Andes au point que l'on peut parler de narcodémocraties.

OLIVIER DABÈNE

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