dimanche 24 janvier 2010

mardi 12 janvier 2010

Le pari chinois : se développer sans démocratiser

Le pari chinois : se développer sans démocratiser

Jean-Philippe Béja
La théorie voudrait que le développement économique, en favorisant l’émergence d’une classe moyenne solide, provoque la démocratisation. La Chine s’est engagée sur une autre voie, préservant son régime autoritaire tout en libéralisant son économie.

Le 4 juin 1989, les chars de l’Armée populaire de libération entraient sur la place Tiananmen, écrasant la statue de la « déesse de la démocratie » et mettant un terme violent au mouvement qui avait ébranlé la Chine depuis le 17 avril. Cette intervention violente a choqué l’opinion publique mondiale, et l’image d’un jeune homme se plaçant devant un char, symbole de la résistance non violente du peuple chinois, a fait le tour du monde. Aujourd’hui, la presse internationale n’a plus d’yeux que pour les taux de croissance faramineux de l’économie chinoise qui, à la fin de l’an dernier, s’est hissée au quatrième rang mondial. Pourtant, on ne connaît toujours pas le nom ni le sort de ce jeune homme sans doute le plus montré de l’histoire. Voilà un beau démenti aux théories qui affirment que le développement économique, en favorisant l’émergence d’une classe moyenne solide, provoque nécessairement la démocratisation.
Près de deux décennies après le massacre de Tiananmen, les hommes d’Etat français affirment qu’il faut oublier le passé (1) et collaborer avec la Chine, déclarant que ce grand pays trouvera sa propre voie vers la démocratie. D’ail leurs, les dirigeants chinois ne viennent-ils pas d’intégrer le concept de défense des droits de l’homme et le droit de propriété dans leur constitution (2) ?
Il n’est pas question ici de nier que les rapports entre l’Etat et la société ont beaucoup évolué au cours des dix-huit ans écoulés depuis le massacre de Tiananmen. Mais, tandis qu’au cours des années 1980, la direction du Parti communiste (PC) s’était posé à plusieurs reprises la question de la réforme du système politique et de l’espace à accorder à la société, elle s’est nettement raidie après les événements du printemps 1989, suivis de l’écroulement du mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique.

Le cercle vicieux de l’autoritarisme

Ces événements ont conduit les dirigeants du PC chinois, au premier rang desquels Deng Xiaoping, l’homme qui avait lancé la politique de réforme et d’ouverture au lendemain de la mort de Mao Zedong, à mettre un terme aux réformes politiques, les tentatives de démocratisation lancées par le haut avec la collaboration de la société ayant abouti au Mouvement pour la démocratie du printemps 1989, qui faillit provoquer une scission du PC. Deng a alors décidé de renforcer les fondements du régime (post)totalitaire en imposant le maintien de l’hégémonie du PC et en interdisant la formation d’organisations autonomes dans les champs politique et social. Depuis 1989, la question centrale pour le PC consiste à empêcher une société en proie à des bouleversements sans précédent de faire changer le régime politique. On est passé du cercle vertueux de la démocratisation au cercle vicieux de l’autoritarisme.
Cependant, comme le socialisme ne faisait plus recette, Deng a cherché à refonder la légitimité du régime. Convaincu que les causes de l’effondrement de l’Union soviétique étaient à rechercher autant dans l’échec économique que dans la politique de glasnost de Mikhaïl Gorbatchev, il a choisi de fonder la légitimité du pouvoir sur le développement de l’économie, renouant ainsi avec le vieux rêve des dirigeants chinois depuis la guerre de l’Opium, consistant à faire de la Chine un pays puissant et prospère (fu guo qiang bing). Pour cela, il a dû surmonter l’opposition de ses collègues convaincus que la seule réponse à apporter au Mouvement pour la démocratie, considéré comme un épisode contre-révolutionnaire, consistait à revenir aux valeurs fondamentales du socialisme, notamment l’économie planifiée.
Dès 1992, il a réaffirmé sa volonté de relancer la réforme de l’économie, en piétinant au besoin les dogmes. Dans des déclarations demeurées fameuses, il a affirmé qu’il importait peu que les politiques « s’appellent socialistes ou capitalistes », l’essentiel étant qu’elles contribuent au développement. Cela s’est traduit par un nouveau pacte avec l’intelligentsia qui avait participé avec enthousiasme au Mouvement pour la démocratie.
Le contenu de ce pacte est le suivant : dans la nouvelle phase des réformes, où le développement des hautes technologies et du secteur des services (financier, import-export, etc.) sera essentiel, on aura besoin de la collaboration des diplômés du supérieur. Le Parti est prêt à les autoriser à créer des entreprises et à opérer dans un secteur privé qui disposera de garanties croissantes. Naturellement, cette nouvelle politique économique lésera les intérêts de larges couches de la population, notamment ceux des ouvriers et employés du secteur d’Etat qui devra être profondément réformé. Cela créera sans doute un mécontentement important risquant de menacer la « stabilité sociale ». Or celle-ci est essentielle si l’on veut que l’économie se développe (wending ya dao yiqie). Dans ces conditions, l’intelligentsia ne doit pas aider à donner une forme politique au mécontentement des exclus de la prospérité. Deng cherche à convaincre les intellectuels qu’il y a contradiction entre démocratisation et développement : s’ils veulent participer au développement, ils doivent abandonner la posture de porte-parole de la société auprès du pouvoir qu’ils ont adoptée pendant les années 1980. Et naturellement, en échange de la modération de leurs critiques, ils pourront améliorer considérablement leur situation matérielle.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la majorité des intellectuels a accepté ce pacte. Effrayés par les conséquences sociales et politiques de l’effondrement de l’URSS, la plupart d’entre eux, y compris ceux qui avaient été actifs au sein du Mouvement pour la démocratie, ont entrepris une réflexion critique sur leur action passée. Tout aussi désireux que les dirigeants du PC de faire de la Chine un pays puissant et prospère, ils se sont inquiétés rétrospectivement des conséquences de la démocratisation pour l’unité nationale. Cela les a conduits à considérer avec bienveillance le discours du pouvoir après 1992. Et puis, s’interrogeant sur les causes de l’échec du mouvement de 1989, ils ont blâmé la dépendance extrême de la société envers l’Etat. Leur raisonnement est le suivant : pour qu’une démocratie effective puisse s’instaurer, il faut que la société dispose d’une autonomie économique par rapport à l’Etat. Pour que des organisations autonomes puissent voir le jour, il faut que l’économie de marché connaisse un essor suffisant. Le Parti propose justement de la développer. Il y a donc convergence d’intérêts entre ceux qui, à terme, veulent instaurer la démocratie, et les dirigeants dont la principale préoccupation est de développer l’économie.
Contre leur collaboration, les autorités ont garanti aux chercheurs et aux professeurs une plus grande liberté d’expression dans leur domaine de compétence, à condition que celle-ci soit circonscrite aux revues académiques. Elles les ont autorisés à établir des contacts permanents avec leurs collègues étrangers, à poursuivre leurs recherches dans les universités occidentales, à publier dans les revues étrangères, en somme, à intégrer la communauté scientifique internationale. De plus, les salaires des professeurs du supérieur, encore misérables pendant les an nées 1980, ont été multipliés par dix. « Des universités de première classe reflètent de plus en plus la puissance générale d’un pays », déclarait Wu Bangguo, un membre du comité permanent du Bureau politique en 2005. Aujourd’hui, on recrute des enseignants chinois formés aux Etats-Unis et on leur donne d’excellentes conditions de travail et de recherches (3). Et au lieu que les intellectuels formés à l’étranger apportent les idées démocratiques dans leurs baga ges, c’est le contraire qui se produit : par patriotisme et pour ne pas risquer de perdre les avantages matériels qui leur sont offerts, ils s’abstiennent de critiquer le régime.

Les classes moyennes, soutien du pouvoir

On peut alors se lancer dans la réforme des entreprises d’Etat qui aboutit à la disparition du statut privilégié de leurs employés, notamment l’emploi à vie. Ainsi, le PC chinois, qui, officiellement, se veut l’avant-garde du prolétariat, représente de plus en plus les élites. L’ancien secrétaire général du PC Jiang Zemin a bien résumé la transformation intervenue avec sa théorie des « trois représentations », intégrée depuis dans la Constitution (4) : le Parti représente les « forces productives les plus avancées », à savoir non pas la classe ouvrière, mais les technocrates, les entrepreneurs, les dirigeants d’entreprises d’Etat, « la cultu re la plus avancée », à savoir les intellectuels et spécialistes, et « les intérêts du peuple tout entier » ce qui, pour un marxiste, est difficile à accepter lorsqu’on sait le rôle de la lutte des classes dans l’idéologie. Toutefois, le Parti ne relâche pas son contrôle. « Dans la nomination, le renvoi, l’éducation, la formation et l’évaluation du personnel dirigeant des entreprises (d’Etat), les garanties organisationnelles fournies par l’organisation du Parti sont indispensables (5). » La cooptation des élites fonctionne assez bien, et, dans un discours prononcé à l’occasion du 80e anniversaire du Parti en 2001, Jiang Zemin a encouragé les entrepreneurs privés à adhérer. Aujourd’hui, ceux-ci se refusent, comme la majorité de l’intelligentsia, à remettre en question la légitimité du pouvoir, car ils doivent leur prospérité à leur collaboration avec le Parti. Ainsi, ces classes moyen nes, dont nombre de spécialistes affirment qu’elles finissent toujours par exiger la démocratie, soutiennent au contraire le pouvoir. Fort de ce soutien, les autorités peuvent renforcer la répression à l’encontre des dissidents et des nationalistes des ethnies minoritaires (Tibétains, Ouighours).
Cette collaboration des élites au projet du Parti, qui rappelle celle de la bourgeoisie française avec Louis Napoléon Bonaparte à la suite des journées de juin 1848, a, comme dans ce précédent, porté ses fruits dans le domaine économique puisque depuis 1989, la Chine a connu un taux de croissance annuel d’environ 10 %. Mais celui-ci s’est accompagné d’un développement impressionnant des inégalités sociales. Entre 1997, date du début de la réforme à grande échelle des entreprises d’Etat, et 2001, on estime que près de 40 millions d’ouvriers et d’employés ont perdu leur emploi et une partie des avantages sociaux qui vont avec. Dans le même temps, l’exode rural s’est considérablement accéléré, et on compte aujourd’hui dans les cités chinoises plus de travailleurs d’origine rurale (mingong), ces artisans du « miracle chinois », que d’employés et d’ouvriers des entreprises d’Etat. Les mingong, dont on évalue le nombre à 100 ou 150 millions, sont victimes d’une discrimination administrative : originaires des campagnes, ils n’ont pas automatiquement le droit de s’installer en ville car seuls ceux qui disposent d’un contrat de travail et d’un logement peuvent obtenir un permis de séjour provisoire (zanzhuzheng). Ces documents étant difficiles à obtenir, la plupart des travailleurs d’origine rurale sont en situation irrégulière, ce qui les prive de toute protection sociale et les met à la merci des autorités. Ni les ouvriers des entreprises d’Etat, ni les mingong ne peuvent fonder des organisations autonomes pour défendre leurs droits. Ils se trouvent dans une situation de grande faiblesse et en 2003, le montant des salaires non payés aux mingong a atteint 12 milliards de dollars (6) ; en 2006, le Premier ministre Wen Jiabao a reconnu la gravité de la situation. Malgré cela, les tentatives de création de syndicats autonomes sont toujours réprimées brutalement, les organisateurs sont condamnés à de lourdes peines de prison.

La justice, subordonnée au politique

Ainsi, le développement rapide de l’économie a abouti à un développement exponentiel des inégalités : au cours du dernier quart de siècle, les campagnes se sont appauvries, et alors que le revenu par tête dans les villes était de 2,57 fois celui des habitants des campagnes en 1978, il lui est aujourd’hui 3,21 fois supérieur. Le coefficient Gini qui permet de mesurer les inégalités est passé de 0,26 en 1987 à 0,53 (ou 0,45 selon les calculs) en 2004 (7), plus haut que celui des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Corée du Sud où il atteint 0,3 ou 0,4, juste en dessous de celui du Chili et du Brésil (0,55-0,59). Cette situation provoque naturellement du mécontentement social. Les autorités ont reconnu qu’en 2005, il y avait eu 87 000 protestations collectives, contre 74 000 en 2004, 58 000 en 2003 et 10 000 seulement en 1994 (8). Ces mouvements sont souvent le fait de paysans privés de leurs terres par des gouvernements locaux qui se livrent à la spéculation immobilière, de ruraux qui s’élèvent contre des dégradations graves de l’environnement (pollution des eaux au plomb, pollution de l’air par les cimenteries), et contre la corruption des cadres des districts et des cantons. Les ouvriers licenciés et, depuis peu, les ouvrières d’origine rurale qui travaillent dans les usines du Guangdong se mobilisent aussi contre les patrons qui les consignent dans les usines, et dans bien des cas, ne les paient pas. Cela ne signifie pas cependant automatiquement que la situation s’est aggravée, mais peut-être que l’information circule mieux qu’il y a dix ans.
Depuis quelques années du reste, on assiste à un certain changement d’attitude au sein des élites. Inquiets de voir ces facteurs d’instabilité se multiplier, les dirigeants du Parti et du gouvernement Hu Jintao et Wen Jiabao, qui ont succédé à Jiang Zemin et Zhu Rongji en 2002 et 2003, ont adopté un discours plus populiste. Ils affirment leur volonté de défendre les intérêts des « groupes vulnérables » et demandent que l’on fasse plus de cas de leurs droits. Ce nouveau discours ne s’est pas traduit par une amélioration palpable de la situation des travailleurs, et l’hostilité des autorités aux syndicats autonomes ne s’est pas relâchée. Toutefois, il a ouvert un certain nombre de brèches dans lesquelles des intellectuels, notamment des juristes, des avocats et des journalistes, se sont engouffrés. Depuis 2003 environ, on assiste au développement d’un mouvement de défense des droits (weiquan yundong). Prenant les autorités au pied de la lettre, des avocats aident les paysans victimes de spoliation, les ouvriers qui ne reçoivent pas leur salaire, mais aussi les investisseurs escroqués par des compagnies dirigées par des parents de cadres, à obtenir réparation devant les tribunaux.
Toutefois, la justice reste subordonnée au pouvoir politique, notamment par l’intermédiaire des équipes chargées du droit (zhengfa xiaozu) que l’on retrouve dans tous les comités du Parti à partir du niveau du canton. Il est rare qu’elle donne satisfaction aux plaignants et ceux-ci recourent souvent à des actions illégales. Mais pour la première fois depuis 1989, on a vu à nouveau des intellectuels se retrouver aux côtés des simples travailleurs pour réclamer un meilleur respect des droits de l’homme, et l’établissement d’une véritable citoyenneté.
Cela n’a pas conduit le régime à s’ouvrir au pluralisme, et on peut même dire que depuis vingt ans, le pouvoir du Parti s’est renforcé sur le champ politique et même sur le champ sociétal. Ainsi, la religion, qui s’est beaucoup développée dans la société chinoise depuis une décennie, fait l’objet d’une surveillance de tous les instants, notamment depuis qu’en 1999 un groupe religieux, Falungong, a montré qu’il pouvait mobiliser un grand nombre de citoyens.
Le développement économique n’a donc pas, contrairement aux prévisions de certains théoriciens optimistes, conduit à une démocratisation du régime. Mais la société a beaucoup changé, et les simples citoyens sont de plus en plus conscients de leurs droits. Ils trouvent des professionnels qui sont prêts à les aider à se défendre. Si, contrairement à ce qui se passait pendant les années 1980, on ne rencontre pratiquement plus de discours politiques alternatifs dans la sphère publique, la société échappe de plus en plus au contrôle du Parti. Même si le pouvoir est parvenu à ce jour à maintenir un contrôle efficace sur les organisations non gouvernementales par le biais d’une législation qui les contraint à s’enregistrer auprès des autorités, il ne peut empêcher l’existence de réseaux autonomes. Internet et les nouveaux moyens de communication facilitent la circulation de l’information. Les dissidents apparus au lendemain de la répression du Mouvement pour la démocratie de 1989 ne sont certes pas parvenus à constituer une opposition politique. Arrestation et condamnation de l’avocat Gao Zhisheng, du défenseur des droits Chen Guangcheng…, tous ces mouvements sont aujourd’hui en proie à la répression. Mais ils pourraient bien, dans l’avenir, jouer un rôle dans la renaissance d’une opposition.


NOTES

(1) Voir les déclarations de Jacques Chirac au cours de son voyage en Chine en octobre 2006.
(2) Ces deux amendements ont été adoptés par l’Assemblée populaire nationale en mars 2004.
(3) H. French, « China luring foreign scholars to make its universities great », New York Times, 28 octobre 2005.
(4) Lors d’un amendement de mars 2004.
(5) Éditorial du Quotidien du peuple, 17 novembre 1999.
(6) F. Koller, « L’envers du décor », Alternatives interna tionales, 8 janvier 2007. www .alternatives-internationales. fr/article.php3?id_article=38
(7) Zhu Qingfang, « Social and economic indicators: analysis and assessment », Shehui lanpishu 2006 (Livre bleu sur la société 2006), Pékin, Shehui kexue wenjian chubanshe, 2006.
(8) I. Wang, « Incidents of social unrest hit 87,000 », South China Morning Post, 20 janvier 2006.

Jean-Philippe Béja


Directeur de recherche au CNRS/Céri. Dernier ouvrage paru : À la recherche d’une om bre chinoise. Le mouvement pour la démocra tie en Chine (1919-2004), Seuil, 2004.


La corruption, maladie incurable


Lors du sixième plenum du XVIe Comité central en octobre 2006, le Parti communiste (PC) chinois s’est engagé à édifier une « société harmonieuse »(hexie shehui). Pour y parvenir, il faut naturellement « met tre l’homme au centre » (yiren wei ben) mais aussi, et surtout, lutter contre la corruption. Celle-ci fait des ravages dans l’ensemble de la société chinoise. Des cadres de canton qui détournent les sommes accordées aux paysans en compensation de la réquisition de leurs terres pour la construction d’un barrage (cas du barrage des Trois-Gorges), en passant par les responsables de villa ge qui confisquent les champs des paysans pour se livrer à la spéculation immobilière, jusqu’aux dirigeants de banques qui partent à l’étranger avec des millions de dollars, ce fléau n’épargne aucun niveau de la société. Une enquête menée l’an dernier sur quarante cadres supérieurs qui avaient disparu a montré qu’ils étaient partis à l’étranger avec 5,2 milliards de dollars investis dans 14 pays, dont 21 % aux Etats-Unis. Certains analystes estiment que le blanchiment de l’argent détourné représente de 2 à 4 % du PIB de la Chine (1).

Cette corruption incontrôlée provoque un cynisme généralisé dans une population déjà démoralisée. Les dirigeants du Parti et du gouvernement Hu Jintao et Wen Jiabao ont beau promettre qu’ils n’hésiteront pas à sévir jusqu’au plus haut niveau, on ne les croit pas. En effet, les commissions de contrôle de la discipline font partie de l’appareil du PC, et ne disposent d’aucune indépendance. Dans ces conditions, les citoyens ont plutôt l’impression que ce sont les lampistes qui paient, et que, lorsqu’un cadre dirigeant comme le maire de Shanghai, Chen Liangyu, est condamné, on a plutôt affaire à une lutte pour le pouvoir – Hu Jintao cher che, c’est bien connu, à se débarrasser de la « ban de de Shanghai » liée à son prédécesseur Jiang Zemin, qui, en son temps, avait arrêté le maire de Pékin pour prévarication – qu’à une volonté réelle de mettre un terme à la corruption.

Ce phénomène si largement répandu ronge la légitimité du Parti, et il est fort peu probable que la nouvelle direction obtienne de meilleurs résultats que celles qui l’ont précédée.


NOTE

(1) G. Lees, « Chen case sheds light on China’s money laundering problem », World Politics Watch, 5 octobre 2006. http://worldpoliticswatch.com/article.aspx?id=237#

Jean-Philippe Béja

Réinventer la démocratie à l’heure des réseaux et de la transparence

Réinventer la démocratie à l’heure des réseaux et de la transparence
LEMONDE.FR
internetactu.net




a première édition du Personal Democracy Forum Europe qui s’est tenu à Barcelone les 20 et 21 novembre 2009 a été l'occasion d'explorer plusieurs manièrers de "hacker" et réinventer la politique. Tour d'horizon de trois pistes évoquées.



Cet article a été publié originellement sur Internetactu.net.

Egalement sur Internetactu :

E-gov VS we-gov, collaboration ou conflit ?
A la croisée des technologies et de la politique
Quelles leçons tirer de la campagne d'Obama ?
[-] fermer

DÉVELOPPER DES OUTILS DE MASSE POUR TOUT UN CHACUN

Tom Steinberg est le directeur de MySociety, une association britannique qui développe des sites web pour améliorer la vie démocratique. Parmi les nombreuses réalisations de MySociety, Tom présente longuement FixMyStreet (littéralement, “répare ma rue”), un site web permettant aux citoyens de faire part, très simplement, des problèmes locaux, dans leur rue, dans leur quartier. Des problèmes qu’ils voudraient bien voir résoudre par leurs élus (véhicules abandonnés, nettoyage, lampadaires défectueux, graffitis…). Tous les signalements sont documentés et agrégés et chacun est adressé par mail aux services de la municipalité correspondante par le service - libre à eux d’y répondre ou pas. Pour 6500 euros de développement, FixMyStreet a permis de signaler quelque 50 000 problèmes dont la moitié ont été traités et résolus.

Il y a plusieurs façons de faire de la politique et de la démocratie en ligne, rappelle Tom Steinberg. Il n’y a pas que le lobbying, les campagnes électorales ou l’engagement dans les partis politiques qui intéressent les citoyens, il y a aussi et d’abord les problèmes qu’ils rencontrent dans leur quotidien. FixMyStreet adresse des problèmes concrets et publics et les rend visibles, accessibles à tous, transparents. En les rendant visibles, on oblige les autorités à agir.

What do They Know (littéralement, “que savent-ils ?”) est un autre exemple de site réalisé par MySociety. Les utilisateurs choisissent le service public dont ils attendent une information précise et la leur adressent. A nouveau, le site web se charge d’envoyer la requête au service en question, et de publier les réponses obtenues afin que chacun puisse en prendre connaissance. On a le droit de demander des informations à nos autorités et ceux-ci ont le devoir de nous répondre (ce qu’ils ne font pas toujours), précise Tom Steinberg. En portant les demandes en ligne,on change la manière dont les services publics répondent. “Il ne faut pas tant se battre pour la liberté de l’information que pour développer des services concrets qui vont apporter des réponses aux questions des gens”, explique Tom Steinberg. “Le traitement par défaut d’un problème par les autorités est de le considérer comme privé et de le cacher.” Mais c’est en l’adressant publiquement qu’on parvient à le traiter. Le but, explique-t-il, par le biais des démonstrateurs qu’il met en place, n’est pas de créer de nouvelles lois ou de rêver à une société idéale… “On n’a pas besoin de dynamite pour changer les choses”, précise-t-il en évoquant le site de pétitions adressées au premier ministre britannique qu’il a mis en place. “L’information n’est pas suffisante : l’information a besoin d’actions”, clame l’activiste convaincu et convaincant.
Pour cela, il faut s’intéresser aux besoins des gens. “Il faut s’adresser aux gens de la base, car ce sont eux qui vont le mieux comprendre vos projets. Nous avons besoin de relations avec eux pour bâtir de bons services. Ce sont les services transparents qui sont les plus efficaces sites démocratiques. Le service est la clef. Construisons juste des services que les gens sauront utiliser. Personne ne construit des outils de masse pour les utilisateurs européens”, rappelle Tom Steinberg. “Pourquoi alors serions-nous surpris de voir que les gens ne s’intéressent pas à la chose politique en Europe ?”

FAVORISER L’AUTO-ORGANISATION

Scott Heiferman est le président et cofondateur de Meet Up, le célèbre service qui permet de créer des rencontres en réseaux, où les gens s’organisent en ligne pour se connecter et rencontrer localement. Il y a désormais plus de 30 000 groupes sur MeetUp : des groupes de plus en plus internationaux. Les gens s’auto-organisent pour tout un tas d’action, développe Scott Heiferman : pour faire des rencontres politiques bien sûr, mais pas seulement, désormais ce sont des échanges autour du babysitting ou du bricolage qui marchent le plus. Tout peut-être réinventé par les gens qui s’auto-organisent, s’exclame l’enthousiaste Scott Heiferman. Le but de la démocratie électronique n’est pas que les autorités parlent aux gens ou que les gens parlent plus aux autorités, mais que les gens se parlent plus entre eux.

“L’information ne fait pas tout. La transparence n’est pas assez. L’information a besoin d’action. Notre droit à nous exprimer librement et à accéder à l’information ne sont pas nos seuls droits. Chacun a aussi le droit de s’assembler et de faire libre association”, mentionne-t-il. L’auto-organisation, c’est ce que l’internet permet de mieux, comme le montre Wikipédia, Twitter ou les échanges P2P. Et ce pas seulement en contre, mais aussi de manière positive ou constructive !

LES VERTUS DE LA TRANSPARENCE

Ellen Miller est l’une des cofondatrices de la Sunlight Foundation, la célèbre association américaine qui est au coeur du mouvement pour la transparence et qui développe des outils technologiques pour la favoriser et pousser les autorités à l’ouverture.

La transparence n’est pas une panacée pour nos démocraties, car nos démocraties sont compliquées. Mais force est de reconnaître qu’en tant que citoyens, nous naviguons dans le noir sur la manière dont fonctionnent nos gouvernements, explique Ellen Miller. En ce sens, la technologie est une révolution, explique-t-elle avant de revenir en détail sur l’histoire américaine de ce mouvement et sur les multiples réalisations qui ont été mises en oeuvre - et d’évoquer Carl Malamud de Public Resource.org qui a développé le System Edgar, OpenSecrets.org ou Maplight.org qui permet de voir comment l’argent influence le vote des politiciens américains, Porkbuster, un célèbre blog qui surveille les gabegies des institutions américaines, OpenCongress.org qui permet aux gens de surveiller et d’agréger de l’information autour de projets de loi et qui a déjà recueillis plus de 100 000 commentaires, FedSpending et USAspending…).

Elle rappelle que nous avons besoin d’informations lisibles par les machines et pas seulement par les humains et que l’une des raisons qui les poussent à faire ce travail est de changer les formats dans lesquels les informations sont produites.

Mais les vrais moteurs de la Sunlight Foundation reposent sur :

montrer les vertus du cycle de la transparence
changer la relation au gouvernement
renforcer la confiance dans le gouvernement.
La transparence, la collaboration et l’engagement sont d’ailleurs pour elle les trois principaux indicateurs de la démocratie. Avec la Sunlight Foundation, Ellen Miller souhaite qu’on passe d’une culture de la consommation à une culture de la cocréation, sur le modèle que commence à esquisser le gouvernement américain qui a libéré des données publiques pour permettre aux citoyens de les utiliser. En terme de participation des citoyens, ce sont assurément les premiers pas qui comptent…

Hubert Guillaud

De la démocratie participative chez les singes

De la démocratie participative chez les singes
Article paru dans l'édition du 15.10.09
« Etude comparative de l'influence des relations sur l'organisation des déplacements collectifs chez deux espèces de macaques »




haque jour, des millions d'êtres humains prennent des décisions collectives : des citoyens élisent leur président, les ouvriers et cadres s'entretiennent à propos de l'avenir de leur entreprise, les amis choisissent le restaurant dans lequel ils vont aller dîner ce soir. Bien que dans certains gouvernements, un dictateur impose ses choix, la majorité des décisions, quelle que soit l'échelle du système - famille, entreprise ou Etat - se fait de manière démocratique. La démocratie a longtemps été considérée comme l'apanage de l'espèce humaine. Pourtant, des systèmes similaires existeraient chez les animaux.
De nombreuses espèces animales, dont les humains, vivent en groupes sociaux. Cette stratégie permet, entre autres, de diminuer la pression de prédation ou d'augmenter l'efficacité de recherche alimentaire. Il est connu, par exemple, que les bisons adultes encerclent leur progéniture afin de la protéger lorsqu'ils sont attaqués par des loups, ou bien que la matriarche chez les éléphants est le seul membre du groupe à connaître les points d'eau non épuisés en période de sécheresse.

Cependant, l'état physiologique et donc la motivation diffèrent d'un membre du groupe à l'autre : certains individus vont vouloir à un moment donné manger un aliment protéinique ou glucidique, tandis que d'autres vont vouloir aller à un point d'eau pour boire. C'est pourquoi l'ensemble des membres du groupe doivent faire des compromis et atteindre un consensus afin de satisfaire chacun, tout en empêchant la scission du groupe. Grâce à un tel consensus, les animaux peuvent se déplacer collectivement de l'endroit où ils se trouvent vers l'endroit où ils veulent aller.

Mes travaux de recherche ont mis en évidence que les macaques de Tonkean prenaient leurs décisions de manière démocratique, grâce à un système de vote. Cela leur permet de satisfaire la majorité des individus tout en conservant la cohésion sociale du groupe. En effet, avant le départ d'un déplacement collectif, les individus vont « voter » à propos de leur destination future. Certains individus vont s'orienter et avancer de quelques mètres dans une direction, tandis que d'autres vont indiquer une direction différente. D'autres macaques peuvent ensuite rejoindre l'une ou l'autre des directions, en fonction des affinités qu'ils entretiennent avec leurs congénères ou du nombre d'individus déjà orientés dans chaque direction.

Puis, à un moment donné, le groupe tout entier va se déplacer dans une seule direction, celle pour laquelle la majorité d'individus a voté. De plus, le moment où le groupe part n'est pas aléatoire non plus puisque cette décision nécessite qu'un quorum soit atteint. En effet, il faut qu'il y ait un seuil minimum d'individus « votants » pour que l'ensemble des membres du groupe choisisse de partir dans la direction de la majorité. Mon étude est la première à démontrer quantitativement un système complexe de vote chez les primates, analogue à ceux décrits chez les humains.

Cependant, il semblerait que les règles sous-jacentes aux décisions collectives chez les primates soient similaires aux règles de quorum décrites chez les insectes. Quand l'essaim ou la colonie devient trop important, les abeilles ou les fourmis migrent vers une nouvelle ruche ou fourmilière. Avant cette migration, plusieurs sites potentiels sont identifiés et les insectes doivent décider collectivement dans quelle nouvelle ruche ou fourmilière s'installer.

Ce consensus se fait également par un système de quorum et de communication - la célèbre danse des abeilles ou les pistes de phéromones chez les fourmis. Lorsqu'une majorité de fourmis ou d'abeilles a indiqué son choix, alors toute la colonie se met en route vers ce nouveau nid. Ce processus de choix est également décrit comme un système de vote par les chercheurs, malgré les règles simples sous-jacentes : les insectes réagissent à un seuil de quantité de phéromones ou d'activité, sans aucune conscience ou intentionnalité de la part de ces derniers. C'est un système expliqué par des règles empruntées aux lois de la physique et de la chimie : les animaux réagissent à un seuil comme une molécule organique change de conformation lorsque la quantité seuil d'un principe actif est atteinte.

Les chercheurs ont pendant longtemps cherché à comprendre les origines culturelles ou génétiques de la démocratie chez l'homme. Or ces études récentes montrent que des processus de vote existent des insectes aux primates et que leurs règles de fonctionnement sont relativement simples. Ainsi, des principes généraux sous-jacents aux décisions collectives s'appliqueraient chez les animaux sociaux, quelle que soit l'espèce, démontrant ainsi une homogénéité des mécanismes au sein du règne animal.

Ces interprétations parcimonieuses nous amènent à remettre en question l'idée communément admise selon laquelle il existerait une frontière entre l'homme et les autres espèces animales.

Cédric Sueur

Sortir de la myopie des démocraties, par Pierre Rosanvallon

Sortir de la myopie des démocraties, par Pierre Rosanvallon
LE MONDE | 07.12.09 | 13h33 • Mis à jour le 07.12.09 | 13h33





es régimes démocratiques ont du mal à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionnement. La difficulté devient préoccupante à l'heure où les questions de l'environnement et du climat obligent à penser dans des termes inédits nos obligations vis-à-vis des générations futures.
Cette difficulté n'a rien d'inédit. Ainsi, dès les débuts de la Révolution française, Condorcet attirait l'attention sur les dangers de ce qu'il appelait une "démocratie immédiate". Le philosophe redoutait en particulier que la gestion des finances publiques soit dominée par les errements d'une action au jour le jour et il invitait en conséquence à soustraire à l'influence du pouvoir exécutif la garde du Trésor public.


A propos de l'auteur
Pierre Rosanvallon, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, est professeur au Collège de France, dont il occupe, depuis 2001, la chaire "Histoire moderne et contemporaine du politique". Créateur avec François Furet de la Fondation Saint-Simon (1982-1999), il a fondé en 2002 un nouveau laboratoire intellectuel, La République des idées, auquel est associé un site Internet (Laviedesidees.fr). L'ensemble de ses recherches porte sur le modèle politique français et les mutations de la démocratie. Il est l'auteur de très nombreux ouvrages, dont "La Contre-démocratie ; la politique à l'âge de la défiance" (Seuil, 2006) et "La Légitimité démocratique ; impartialité, réflexivité, proximité" (Seuil, 2008).

[-] fermer

Une sorte de "préférence pour le présent" semble effectivement marquer l'horizon politique des démocraties. Il y a des raisons structurelles à cela. Qui dérivent avec évidence de comportements déterminés par les rythmes électoraux et les impératifs sondagiers. La course essoufflée au court terme est d'abord fille des conditions d'exercice de la lutte pour le pouvoir. Il est ainsi banal d'opposer les idéaux types du "politicien", qui ne se préoccuperait que de la prochaine échéance électorale, à ceux de "l'homme d'Etat", qui aurait l'oeil fixé sur un horizon plus lointain.

Mais les choses sont plus compliquées. La myopie des démocraties a des causes plus structurelles. Elles n'ont pu faire leur chemin qu'en s'arrachant aux puissances de la tradition, en légitimant les "droits du présent" pour ne pas se laisser emprisonner dans une temporalité prédéterminée. "La terre appartient aux vivants", disait fermement Jefferson pour dénoncer l'idée même d'une précontrainte fixée à l'expression de la volonté générale par une raison élargie. "Il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir" : la formule lapidaire du Contrat social a été fondatrice pour les démocraties modernes.

Dans le monde post-révolutionnaire d'aujourd'hui, plus aucune religion séculière ne peut en outre conduire à donner sens à l'action collective en la rapportant prioritairement à une lointaine espérance (le propre des religions, notait Tocqueville, est qu'elles "donnent l'habitude de se comporter en vue de l'avenir"). Autrefois, en effet, le long terme était toujours associé à l'idée d'un salut. Les impératifs de la sécularisation et ceux d'une expression autonome de la volonté générale se sont ainsi superposés dès l'origine pour borner l'horizon temporel des démocraties. Leurs critiques ont souligné avec force ce qui était jugé comme une infirmité congénitale.

Un Tocqueville considérait pour cela les régimes démocratiques "décidément inférieurs aux autres dans la direction des intérêts extérieurs de la société", une politique étrangère digne de ce nom impliquant la capacité de rapporter les actions quotidiennes à une perspective inscrite dans la longue durée. "La politique extérieure n'exige l'usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie, et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent", résumait-il lapidairement.

On peut d'ailleurs aussi rappeler que les démocraties ont, à l'inverse, également été stigmatisées pour leur difficulté à gérer promptement des circonstances exceptionnelles. Un Carl Schmitt n'a cessé d'instruire leur procès en impuissance à trancher dans l'urgence, freinées qu'elles sont supposées être par le principe de la délibération collective. Entre cette critique décisionniste et la dénonciation du penchant court-termiste, les démocraties ont ainsi souvent été décrites comme temporellement dysfonctionnelles.

Comment remédier à cette situation et corriger cette myopie démocratique, au moment où s'accumulent les diagnostics alarmants sur l'avenir du climat ? Comment renforcer politiquement le futur ? Il y a plusieurs façons de répondre.

La première passe par un élargissement des procédures représentatives. Elle consiste à doubler la représentation électorale des intérêts immédiats et des opinions, mouvante par essence, d'une représentation plus large et plus stable d'un intérêt social appréhendé dans la durée. L'instauration d'une dualité représentative de ce type a été au coeur des grands débats de la fin du XIXe siècle sur les moyens de surmonter ce qui était déjà appréhendé comme une crise structurelle de la représentation. La plupart des réformateurs se limitaient dans ce contexte à opposer la représentation des individus, jugée potentiellement dissolvante, à la représentation plus organique des groupes sociaux ou professionnels constitués (voir les projets dérivés du proudhonisme ou ceux formulés par les théoriciens du droit social comme Léon Duguit).

Le bicamérisme trouvait dans cette dualité des sujets représentés une justification renouvelée. Mais d'autres pistes étaient simultanément envisagées. Alfred Fouillée, l'un des philosophes fondateurs de la IIIe République, suggérait notamment de distinguer représentation du présent et représentation de l'avenir. Le grand inspirateur du solidarisme, père de la République sociale, fondait cette proposition sur l'appréhension de la société comme un organisme contractuel articulant les dimensions de l'individu et de la collectivité.

"Une nation, écrivait-il, n'est pas une réunion accidentelle d'individus ; c'est une personne vivante et perpétuelle qui a un corps organisé à conserver et à développer, des traditions à sauvegarder, des droits et devoirs séculaires, des richesses morales et matérielles à défendre contre la passion ou l'intérêt du moment, contre la volonté même de la majorité présente. Car l'intérêt actuel peut se trouver en contradiction avec l'intérêt futur." Dans cet esprit, il proposait d'adjoindre à la Chambre des députés représentant le présent, un Sénat porte-parole d'une volonté nationale comprise de façon élargie, comme étant composée "d'encore plus d'hommes à naître que d'hommes déjà nés". On peut aussi mentionner qu'un Saint-Simon appelait de ses voeux, au début du XIXe siècle, la mise en place d'une "Chambre d'invention" censée incarner l'imagination.






Assimilés à la résurgence d'une sorte d'archaïsme corporatif, ces projets de dualisation du système représentatif ont fini par être repoussés au XXe siècle. Mais l'idée qui les sous-tendait retrouve aujourd'hui une actualité. Plusieurs propositions ont récemment été formulées dans cet esprit, allant du "Parlement des objets ", cher à Bruno Latour, au "Nouveau Sénat" de Dominique Bourg.


A propos de l'auteur
Pierre Rosanvallon, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, est professeur au Collège de France, dont il occupe, depuis 2001, la chaire "Histoire moderne et contemporaine du politique". Créateur avec François Furet de la Fondation Saint-Simon (1982-1999), il a fondé en 2002 un nouveau laboratoire intellectuel, La République des idées, auquel est associé un site Internet (Laviedesidees.fr). L'ensemble de ses recherches porte sur le modèle politique français et les mutations de la démocratie. Il est l'auteur de très nombreux ouvrages, dont "La Contre-démocratie ; la politique à l'âge de la défiance" (Seuil, 2006) et "La Légitimité démocratique ; impartialité, réflexivité, proximité" (Seuil, 2008).

[-] fermer

Je ne pense cependant pas qu'un bicamérisme de cette nature soit la voie la plus efficace pour corriger la myopie démocratique. La consécration électorale d'un "Parlement du futur" lui donnerait certes une légitimité formelle incontestable. Mais les modalités d'une telle élection seraient difficiles à déterminer. Le danger serait surtout qu'elle reste sous-tendue par les logiques politiciennes existantes, l'institution finissant elle-même par reproduire en son sein le spectre des différentes positions partisanes sur les problèmes d'environnement.

Il est en effet pratiquement impossible de dissocier une "élection politisée" et une "élection constituante" comme je pense l'avoir démontré dans La Légitimité démocratique. La spécificité de l'objet et du caractère propre d'une "Chambre de l'avenir" se trouverait du même coup détournée à la base. On ne peut en outre imaginer qu'il suffise de mettre sur pied une nouvelle institution pour opérer ce qui devrait constituer une véritable révolution dans la vie des démocraties. Le court-termisme électoral ne peut être infléchi que de façon limitée "de l'intérieur" du système électoral représentatif si l'on peut dire. C'est seulement en pensant la démocratie au-delà de cet ordre électoral-représentatif que l'on peut espérer répondre au défi.

Quatre types de mesures ou d'institutions peuvent être envisagés pour corriger le biais "naturel" du court-termisme : introduire des principes écologiques dans l'ordre constitutionnel ; renforcer et étendre la définition patrimoniale de l'Etat ; mettre en place une grande "Académie du futur" ; instituer des forums publics mobilisant l'attention et la participation des citoyens. C'est par une telle pluralisation des modalités d'expression du souci du long terme que celui-ci pourrait progressivement être sérieusement défendu. La démocratie progresse en se complexifiant.

Faire entrer la dimension écologique dans l'ordre constitutionnel d'abord. C'est le plus évident. Les constitutions sont en effet les gardiennes de la mémoire des principes organisateurs de la vie commune, contraignant les assemblées parlementaires et le pouvoir exécutif à les respecter (même si une Constitution peut toujours à son tour être changée). Elles veillent ainsi sur les droits de l'homme et l'esprit des institutions. Mais on pourrait très bien imaginer qu'elles intègrent aussi le souci des générations futures. "Les véritables rapports d'une constitution politique, disait dès 1789 Sieyès, sont avec la nation qui reste, plutôt qu'avec les besoins de la génération qui passe."

Comme celle d'humanité, l'idée de nation implique en effet celle d'une expérience collective inscrite dans l'écriture d'une histoire. Il faut donc veiller à ce que ces possibilités ne soient pas contrariées. L'article premier de la loi de décembre 1991 sur le stockage des déchets radioactifs disait : "Les générations futures ont le droit de jouir de cette terre indemne et non contaminée (...) qui est le support de l'histoire de l'humanité." La Charte de l'environnement a aussi fait avancer les choses en formulant des principes et des valeurs à respecter. Ce sont des données de cette nature qu'il conviendrait de constitutionnaliser. Elles offriraient de la sorte un cadre contraignant pour l'action législative et pourraient constituer des références opposables dont les citoyens pourraient même s'emparer directement, comme le prévoit la récente réforme constitutionnelle.

De son côté, l'existence d'un Etat fort n'a cessé d'ériger un rempart contre le court-termisme. Sous la monarchie, déjà, on distinguait le domaine royal, ou les biens de la couronne, dont le roi lui-même ne pouvait librement disposer. La notion d'Etat n'a fait que moderniser cette idée d'une donnée transhistorique dans la vie politique. Au XIXe siècle, même les libéraux insistaient sur cette dimension. Ceux-là mêmes qui défendaient l'idée d'une puissance publique minimale reconnaissaient la centralité de sa dimension institutrice de la société. "L'Etat est le représentant de la perpétuité sociale, disait par exemple Paul Leroy-Beaulieu. Il doit veiller à ce que les conditions générales d'existence de la nation ne se détériorent pas ; c'est là le minimum ; ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de les améliorer."

Aujourd'hui nous appréhendons surtout l'Etat comme régulateur. Il est pourtant vital de restaurer sa dimension de conservateur des conditions de la vie commune. Il n'y a pas de souci du long terme possible sans qu'existe en ce sens une fonction publique forte. Il faut donner un sens actif, écologique à la notion de patrimoine alors que triomphe trop souvent en France une vision passéiste. Pensons à ce qu'un Littré disait de la République : "Elle est le régime qui permet au temps de garder sa juste prépondérance."

La formation d'une "Académie du futur" pourrait aussi jouer un rôle essentiel. Composée de scientifiques, de philosophes, d'experts reconnus et de représentants des principales associations oeuvrant dans le champ écologique, elle pourrait être systématiquement consultée sur les dossiers de sa compétence et formuler des avis publics par rapport auxquels les gouvernants auraient à se déterminer. Ce serait retrouver l'idée originelle d'Académie (généralement oubliée par les instances qui se parent de ce nom !) : celle d'un corps au service de la société, exerçant une double fonction de vigilance et d'anticipation. Dans leur cas, remplir une fonction de représentation ne veut pas dire disposer d'une délégation, mais contribuer à rendre plus intelligible et plus sensible la complexité du monde, et rappeler en permanence le souci du long terme.

Une Académie de cette nature devrait jouer un rôle central dans le lancement de "forums de l'avenir" permettant aux citoyens de s'approprier ces questions. Ces forums ne sauraient certes se laisser enfermer dans un modèle unique. Ils doivent aussi pouvoir procéder d'initiatives décentralisées multiples. Mais la formalisation de certains d'entre eux permettrait cependant de donner un poids accru au débat citoyen à l'occasion de la détermination de certaines grandes orientations en termes de politiques publiques ou de prises de position dans des négociations internationales. Le Conseil économique, social et environnemental pourrait jouer un rôle-clé dans ce processus et trouver là l'occasion d'une redéfinition de son rôle.

Un tel élargissement de l'expression de la conscience citoyenne est décisif. Il n'y aura pas en effet de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d'une conscience élargie du monde. Au XIXe siècle, les progrès de l'éducation avaient été une des matrices essentielles de la consolidation démocratique. Au XXIe siècle, c'est la prise de conscience sociale de la nécessité d'un nouvel horizon temporel de la raison publique qui sera le vecteur d'un approfondissement de l'idée démocratique. C'est lorsque les citoyens auront modifié leurs propres réflexes en termes d'anticipation que leur vision s'accordera au sentiment d'une existence à l'échelle de l'humanité.

Mais il n'y aura pas de vraie "révolution écologique" dans les têtes tant que la question d'un élargissement des normes de la justice ne sera pas posée elle-même en termes d'humanité. Le souci du long terme est indissociable de la reconnaissance de l'existence d'une "terre-patrie", d'un raisonnement à partir des catégories d'humanité ou d'espèce humaine. Or celles-ci n'ont de sens que si elles ont une vraie consistance interne en termes d'égalité et de partage. Sauver la planète implique de la penser comme un espace de solidarité. L'enjeu et la difficulté ne font qu'un pour cela.

Pierre Rosanvallon est historien, professeur au Collège de France.

précédent | 1 | 2
Article paru dans l'édition du 08.12.09.

Démocratie à l'américaine

Démocratie à l'américaine, par Sylvain Cypel
LE MONDE | 10.11.09 | 14h10




endredi 6 novembre, tout New York fêtait la victoire de ses Yankees dans le championnat de base-ball. Mais un petit groupe de militants de Move On, une organisation dite "de la base" démocrate, avait mieux à faire. Très engagée dans les deux débats parlementaires à l'ordre du jour aux Etats-Unis - celui, en cours, sur une loi de couverture maladie universelle et celui, à venir, sur une nouvelle loi-énergie contre le réchauffement climatique -, Move On avait envoyé une vingtaine de ses activistes manifester devant le siège de Toyota, une tour de Plexiglas sur la 57e rue. Pourquoi Toyota ? Parce que, explique David Greenson, le leader de la petite bande, "cette société continue de verser sa contribution à l'organisation nommée Chambre de commerce. Il s'agit d'un groupement quasi d'extrême droite hostile à toute couverture santé universelle et à toute législation antipollution. Or Toyota se présente comme une entreprise sociale et attentive aux problèmes environnementaux. Dès lors, cotiser à ce lobby n'est pas cohérent..."

Récapitulons : Move On veut faire pression sur une grande entreprise pour qu'elle cesse de cotiser à un lobby. "De grandes sociétés comme Apple, Nike, Levi Strauss ont déjà quitté cet organisme", insiste M. Greenson, qui laisse entendre que son organisation n'y est pas pour rien. "Toyota doit en faire autant." Autrement dit : Move On fait du lobbying anti-lobbies. "La Chambre de commerce mobilise ouvertement contre une nouvelle loi sur l'énergie, insiste Joe Sherman, un autre activiste. Si Toyota veut préserver son image, il doit lâcher ce lobby. Sinon..." Sinon quoi ? Move On cherchera à mobiliser de plus en plus les consommateurs contre une entreprise aussi "incohérente". Si Apple ou Nike en ont pris conscience, Toyota ferait bien d'y réfléchir.

Etonnante manière de faire de la politique, mais tellement adaptée à la démocratie américaine, si simple à comprendre en apparence, si difficile à appréhender quant au fond. Quoi de plus simple, en effet, que le checks and balances, cette réelle séparation des pouvoirs qui octroie un rôle et une puissance dont rêverait n'importe quel Parlement européen. Par bien des aspects, la transparence des institutions est ici sans égale, confer les travaux, publics, d'une commission parlementaire. Par d'autres aspects, tout l'édifice semble si dépendant des puissances financières ; l'argent paraît, en tout, si déterminant que les institutions parlementaires donnent souvent le sentiment d'en arriver à n'être que les simples courroies de transmission d'intérêts particuliers où tout s'achète et tout se vend. Les lobbies, on y arrive, en sont l'incarnation, qui vendent leurs services et achètent les fidélités.

Prenons les journaux du lendemain du vote de la Chambre qui a donné une très courte majorité à un plan démocrate de couverture santé universelle. Le Washington Post détaille le vote de chacun des 435 représentants, indiquant le montant des contributions qu'il a reçues des entreprises du secteur de la santé pour mener ses campagnes électorales et le taux exact des citoyens qu'il représente dénués de toute couverture maladie. Le New York Times, lui, détaille l'identité politique des 39 élus démocrates qui ont voté contre le plan de leur propre parti.

On y apprend quelques évidences : par exemple que, sur ces 39 représentants, 24 sont des "blue dogs", des démocrates conservateurs le plus souvent issus de petits Etats ruraux (Oklahoma, Tennessee, Missouri, Dakota du Sud, Idaho...) dont il est de notoriété publique qu'ils sont massivement financés par le lobby des assureurs privés. On y apprend aussi que, si 15,5 % des Américains ne disposent pas de couverture médicale, le taux des non-assurés dépasse un citoyen sur 4 dans 46 des 435 circonscriptions de la chambre. A eux seuls, le Texas, la Floride et la Californie en regroupent plus des trois quarts. "Champion du monde" des non-assurés : le Texas.

Dans cet Etat, l'absence de couverture maladie dépasse presque partout les 20 % de la population. Elle atteint plus de 30 % dans sept des 32 circonscriptions texanes, avec un pic à 43 % dans la 27e - record national. Cela n'a pas empêché la totalité des 20 républicains texans (rejoints par un démocrate) de voter contre la réforme de l'assurance-santé. On voit là surtout la force de l'idéologie. Mais une autre statistique montre celle du lobby de l'assurance privée : les représentants qui ont le plus bénéficié des largesses des lobbies de la santé (majoritairement des assureurs privés) ont voté fort différemment de la moyenne des parlementaires : sur les 30 représentants qui ont perçu plus d'1 million de dollars, 20 ont voté "non", 10 "oui".

A chaque vote parlementaire d'envergure, médias et analystes scrutent de près le poids de l'argent. Ils le considèrent comme une information essentielle à porter à la connaissance du public. Et voilà pourquoi ceux qui dénoncent l'influence politique démesurée des lobbies, comme Move On, tentent de saper les bases de Business Roundtable ou de la Chambre de commerce, des groupes d'intérêts très idéologiques qui ont immédiatement dénoncé le vote de la Chambre et continuent de dépenser des millions de dollars pour faire échec à la réforme de la santé ou de la lutte contre le réchauffement climatique. Et quoi de mieux, pour saper les bases d'un lobby, que de le frapper à la caisse ? L'argent, toujours l'argent.

Courriel : cypel@lemonde.fr.
Sylvain Cypel
Article paru dans l'édition du 11.11.09.

Dynamiter ou dynamiser la démocratie ?

SH Sciences Politiques DOSSIER WEB > Qu'est-ce que la démocratie ?
Dynamiter ou dynamiser la démocratie ?

Jean-Vincent Holeindre
La plupart des démocraties des pays développés vivent une crise de confiance. Le renouveau passe-t-il par une redynamisation ou par un dynamitage du système ?

Aujourd’hui, tout le monde ou presque se réclame de la démocratie. Cependant personne n’est d’accord sur ce qu’elle devrait être. Démocratie libérale ou radicale ? Démocratie participative ou représentative ? Démocratie locale ou centralisée ? Il existe aujourd’hui quantité d’analyses sur l’état de la démocratie et sur les moyens de la renouveler. Ces débats traduisent la vitalité du débat démocratique et de la théorie politique contemporaine. Mais ils montrent également que la démocratie semble n’avoir jamais autant douté d’elle-même. Incontestable comme modèle politique, elle est incertaine sur la direction à prendre. Le triomphe de la démocratie à la fin du XXe siècle s’est accompagné d’une perte de confiance dans sa capacité à résoudre les crises du nouveau siècle, qu’elles soient économiques, sociales ou internationales. Incapacité, d’abord, de la démocratie à exporter son propre modèle, comme le montre l’échec de la stratégie américaine en Afghanistan et Irak. Incapacité, ensuite, à réduire les inégalités économiques et sociales, ainsi que le montrent les travaux récents sur la pauvreté. Incapacité, enfin, à restaurer la confiance entre gouvernants et gouvernés, comme en témoigne l’abstention et le vote sanction lors des élections. Cette dernière incapacité est peut-être la plus grave car elle englobe toutes les autres. Si crise de la démocratie il y a, c’est d’abord une crise de confiance des citoyens dans le système démocratique, qui s’exprime par le rejet des élites politiques, médiatiques et intellectuelles. Les chercheurs s’attachent ainsi à proposer des diagnostics de crise qui, s’ils sont extrêmement variés, tournent pour la plupart autour de ce problème de la confiance perdue entre le peuple et les élites.

L’historien Pierre Rosanvallon met l’accent sur le sentiment de « défiance » qu’éprouvent les citoyens à l’égard du pouvoir politique (1). À la démocratie représentative fondée sur l’élection se greffe désormais une « contre-démocratie », qui exerce un pouvoir d’empêchement, mais peut aussi représenter un moyen de revitaliser une vie politique moribonde. La contre-démocratie, ce n’est pas être contre la démocratie, c’est d’abord considérer qu’on peut faire de la politique autrement (dans la rue, dans les ONG, sur Internet, etc.). P. Rosanvallon explique que, contrairement aux apparences, les citoyens sont intéressés par la politique et prêts à s’y engager. Mais il souligne également qu’un réel malaise s’est instillé dans l’esprit des citoyens qui considèrent la démocratie comme une aristocratie déguisée. Alain Badiou et Slavoj Zizek, dans une perspective beaucoup plus radicale, vont même jusqu’à dire que la démocratie est une illusion et qu’à toute prendre, un régime ouvertement autoritaire vaut mieux qu’une démocratie « molle » et hypocrite. Pour S. Zizek, préfaçant les discours de Robespierre, la terreur constitue un moyen de lutter contre l’avènement du capitalisme mondialisé et du « matérialisme démocratique » (2).

Pour comprendre l’écho dont bénéficient ces affirmations pour le moins stridentes, il est nécessaire de tenir compte du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Jean-Pierre Le Goff remarque ainsi que la démocratie « post-totalitaire » tend à devenir une « barbarie douce », où le tyran n’est pas un dictateur en chair et en os, mais une accumulation de règles réduisant la liberté des individus au nom de la sécurité de tous (3). Plusieurs enquêtes récentes ont en effet relevé la montée en puissance du discours sécuritaire, observable à tous les niveaux de la société, sur des problèmes graves ou en apparence anecdotiques : que l’on pense à l’explosion des gardes à vue et des détentions provisoires, aux campagnes pour l’hygiène alimentaire (« 5 fruits, 5 légumes par jour ») et pour la sécurité routière. Ainsi a-t-on sérieusement envisagé de mettre en place un couvre-feu pour empêcher les jeunes de se tuer sur la route le week-end. L’idée a été pour l’instant abandonnée, mais la régulation du risque et le principe de précaution constituent assurément des « priorités gouvernementales ». Comme le suggère le sociologue Ulrich Beck, les sociétés démocratiques, qui ne connaissent plus la guerre, sont obsédées par le risque, au point que cette obsession représente désormais une menace sérieuse pour les libertés démocratiques (4).



Le discrédit de la nation

Il s’agit donc de protéger l’homme, contre son gré s’il le faut, car sa liberté peut potentiellement se retourner contre lui. Pour des auteurs appartenant à la tradition libérale, ce néolibéralisme des règles s’oppose au libéralisme politique qui s’est déployé en Europe dès la fin du XVIIIe siècle à travers la forme politique nationale. Le risque majeur pointé par des auteurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent, c’est la dépolitisation des démocraties, qui s’exprime par exemple dans le discrédit de la nation en Europe (5). Le refus de la nation peut être interprété comme un refus de la politique, dans la mesure où les citoyens préfèrent être administrés par des règles (juridiques et morales) que par un gouvernement considéré comme illégitime et arbitraire. Or, pour Pierre Manent, un régime politique ne peut s’épanouir que s’il est associé à une forme politique idoine (6). Les Anciens ont réalisé la démocratie directe dans le cadre de la cité. Les Modernes ont réalisé la démocratie représentative à l’intérieur des nations. Les Européens peuvent-ils se gouverner sans forme politique, par le truchement des procédures de Bruxelles ? Rien n’est moins sûr selon P. Manent, rejoint sur ce point par Paul Thibaud et Jean-Pierre Le Goff. Au-delà du problème européen, ces auteurs montrent que la contrainte extérieure, l’adaptation à la mondialisation ou encore l’impératif de modernisation constituent des alibis commodes avancés par les gouvernements pour ne plus assumer leurs responsabilités politiques.

Mais pour sortir de cette impuissance organisée, doit-on compter sur un sursaut « citoyen » ou sur un retour de la nation et du politique, s’appuyant sur les mécanismes traditionnels (parlement et exécutif) ? Peut-on concilier démocratie représentative et démocratie participative ? Les réponses apportées par la réflexion politique pour relancer la démocratie ne nous donnent pas de sésame. Elles mettent plutôt en lumière les clivages politiques actuels.



Controverses sur la participation démocratique

Dans la pensée de gauche, un débat oppose ainsi les théoriciens de la démocratie radicale, qui veulent « dynamiter » la démocratie libérale, à des auteurs plus modérés, qui veulent la dynamiser ou la revivifier, par exemple en redéfinissant les modalités de la participation du peuple.

Les premiers pensent que la démocratie doit cesser d’être libérale pour être réellement démocratique : c’est le point commun d’auteurs aussi différents que Naomi Klein, Toni Negri, Jacques Rancière ou Alain Badiou, qui sont plus ou moins proches des nouveaux mouvements sociaux. Pour ces penseurs, les contestations sociales ne sont pas des pathologies mais au contraire des régénérations « par le bas » de la vie démocratique, rendues possibles grâce à l’égalité fondatrice des citoyens. Ceux qui disent le contraire expriment, selon J. Rancière, une « haine de la démocratie » (7) en se réfugiant dans une conception restrictive, institutionnelle, de la vie politique. Tout l’enjeu pour Rancière est donc de préserver l’intensité de la vie démocratique qui prend forme dans les luttes sociales et non dans les parlements. Inspirés par Rancière, Michel Foucault et Pierre Bourdieu, les théoriciens de la gauche radicale imaginent ainsi des « stratégies » pour résister à la domination des pouvoirs en place : luttes en faveur des sans-papiers, boycott, désobéissance civile, émeutes… Chez Alain Badiou, qui n’a jamais renié son admiration pour Mao, le propos prend même une connotation révolutionnaire. Les « sans » (sans-papiers, sans emploi, sans logement) doivent s’allier entre eux, aux côtés des intellectuels, pour faire advenir « l’événement », autrement dit le moment révolutionnaire qui constitue le jugement suprême (8).

À côté de ces courants qui se situent dans l’héritage du marxisme, d’autres analyses prennent au sérieux la mise à l’écart du peuple tout en proposant des solutions moins radicales. Pour Yves Sintomer et Loïc Blondiaux (9), la démocratie libérale souffre en effet de ne pas savoir donner la parole aux citoyens. La démocratie participative corrige en partie les défauts de la démocratie représentative, car elle permet de renouer le lien entre gouvernants et gouvernés. Les « jurys citoyens » et les dispositifs de démocratie locale sont ainsi conçus comme des compléments à la démocratie représentative et non comme un substitut.

Il y a lieu cependant de s’interroger sur la pertinence du concept de participation comme ressort principal de la vie démocratique.



Milan Kundera et la vieille dame

Dans l’un de ses romans, Milan Kundera relate cette histoire qui a lieu à la fin du printemps de Prague en 1968, quand les Soviétiques envahissent la Tchécoslovaquie. M. Kundera décrit une vieille dame dans la rue, au milieu des chars russes qui entrent dans la ville. La vieille dame se dirige vers son verger pour s’assurer que ses poires sont mûres, sans même jeter un œil sur les chars russes. La vieille dame aurait-elle dû résister plutôt que de cueillir ses poires ? M. Kundera ne répond pas à la question. Mais quoi qu’il en soit, une communauté politique qui oblige ses membres à lutter contre l’oppression ou même à cueillir les poires n’est pas une démocratie. La démocratie est le seul régime où les vieilles dames peuvent choisir librement de cueillir leurs poires ou de s’engager dans les luttes politiques. Jusqu’à un certain point, la non-participation n’est pas moins honorable que la participation. Car dans les démocraties représentatives, la liberté est laissée au citoyen de participer ou pas (10).

Comment dès lors concilier la liberté des citoyens avec les nécessités du gouvernement, qui doit décider, trancher, trouver des compromis ? Telle est la croix de la théorie politique contemporaine. Ce défi n’est pas nouveau. Il est consubstantiel à la démocratie. La démocratie est par excellence le régime du mouvement, du progrès, tandis que la monarchie est celui des positions établies à la naissance. Le ressort profond de la démocratie moderne, c’est cette insatisfaction chronique qui la pousse à avancer, toujours plus vite, toujours plus loin. C’est l’une de ses principales forces, mais aussi l’une de ses faiblesses. L’incertitude et le goût d’inachevé sont le prix à payer pour le mouvement et la liberté démocratique. D’où le sentiment que la crise, en démocratie, est un mal récurrent, voire permanent. « Rien n’échoue comme le succès », disait Gilbert Chesterton. Ce proverbe s’applique bien à nos vieilles démocraties, qui ont triomphé mais souffrent de n’avoir jamais atteint leur but.



NOTES :

(1) Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.
(2) Slavoj Zizek, Robespierre : entre vertu et terreur, Stock, 2008.
(3) Jean-Pierre Le Goff, La Démocratie post-totalitaire, Le Découverte, 2003.
(4) Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, 2001.
(5) Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
(6) Pierre Manent, La Raison des nations : réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006.
(7) Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005
(8) Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Lignes, 2007. Voir également Philippe Raynaud, L’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Autrement, 2006.
(9) Yves Sintomer, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007. Loïc Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Le Seuil, 2008.
(10) Gil Delannoi, « Rigueur ou scientificité dans l’étude de la politique », séminaire « Approches du politique », Cévipof, 4 février 2009.

À LIRE AUSSI

Comment peut-on être légitime ?

Une crise de croissance ?

Vers la démocratie providentielle

SH Sciences Politiques DOSSIER WEB > Qu'est-ce que la démocratie ?
Vers la démocratie providentielle. Entretien avec Dominique Schnapper

Entretien avec Dominique Schnapper
Sciences Humaines : Le concept d'Etat providence est bien connu, celui de démocratie providentielle beaucoup moins. Qu'est-ce qu'une démocratie providentielle ?

Dominique Schnapper : J'ai forgé ce concept pour désigner une certaine forme de la démocratie : celle qui se développe aujourd'hui en France, mais également dans des pays de culture libérale comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. Ce qui caractérise ce type-idéal de la démocratie, c'est l'intervention croissante de l'Etat, au nom de la protection sociale, dans toutes les dimensions de la vie. L'Etat intervient de plus en plus, entraîné par la dynamique démocratique. Les individus demandent que soit assurée, outre l'égalité formelle de la citoyenneté, l'égalité réelle des conditions sociales. Or, la demande d'égalité est par définition insatiable. Les réponses que l'Etat apporte sont toujours en retard sur les revendications auxquelles il fait face. Il est donc entraîné dans une spirale d'interventions illimitée en réponse à des attentes et des exigences illimitées. Les ressources, en revanche, même dans les sociétés riches, ne sont pas illimitées. L'Etat, dans les démocraties providentielles, est donc conduit à gérer ce décalage perpétuel entre les attentes des individus et la possibilité d'y répondre.

La démocratie providentielle est-elle une nouvelle étape dans l'histoire de la démocratie moderne ?

Je crois que l'on assiste actuellement au déploiement d'un certain nombre de virtualités comprises dans l'idée même de citoyenneté telle qu'elle a été pensée depuis la fin du xviiie siècle. Certains, parmi les plus lucides des révolutionnaires, avaient immédiatement compris qu'à partir du moment où l'on proclamait l'égalité des conditions politiques, la revendication à l'égalité des fortunes se manifesterait. Dès 1791, bien avant le catholicisme social et la critique marxiste, Rabaut Saint-Etienne prévoit que l'égalité politique n'est qu'une étape. C'est ce qui me rend sensible à l'idée de continuité plutôt qu'à celle de rupture. L'aspiration à des conditions économiques qui ne soient pas dégradantes, la protection sociale, l'intervention en vue de soigner, d'éduquer, de faire accéder à des pratiques culturelles, sportives... Cette multiplication des champs d'intervention de l'Etat me paraît liée en profondeur à l'idée que les démocraties modernes se font de la citoyenneté. C'est la dynamique normale d'une société dans laquelle chacun de nous est souverain.

Sur un plan plus politique, vous suggérez qu'il y aurait une pratique de la citoyenneté propre aux démocraties providentielles...

La citoyenneté telle qu'elle est définie à la fin du xviiie siècle se fondait sur un projet de transcendance par le politique. On créait un espace abstrait - l'espace public - dans lequel tous les particularismes (ethniques, religieux, sociaux...) étaient transcendés par l'affirmation de l'égalité de tous les citoyens libres devant la loi. La démocratie providentielle, elle, pour assurer l'égalité réelle de chacun de ses membres, est amenée à intervenir d'une manière particulière, puisqu'elle consiste à donner des ressources ou des droits à certains groupes ou à certains individus. Elle tend donc par son action à recréer du particulier, là où les républicains d'antan voulaient créer de l'universel. Les deux pôles - celui du particulier et celui de l'universel - sont également légitimes. Je n'adhère pas à la critique libérale selon laquelle l'Etat providence ruinerait l'idée républicaine. Mais il est vrai que, si on lui donne un poids excessif, le pôle de la reconnaissance des particularismes peut constituer un danger pour la pratique de la citoyenneté.

Le seul partage des richesses tend à diviser les hommes, qui deviennent des concurrents, puisque les richesses ne sont pas illimitées. La participation à des valeurs communes qu'implique l'exercice de la citoyenneté, au contraire, tend à les réunir par-delà leurs différences. Il faut donc maintenir les deux pôles, même s'ils sont en tension. Mais il y a toujours le danger, dans les démocraties providentielles, que le souci de la réalité, qui est également un souci de l'immédiat, de la jouissance, du présent, l'emporte sur le projet commun, qui passe par le souci de l'avenir et le sens du collectif. En simplifiant à l'extrême, on peut dire que si les droits-libertés, sur lesquels reposait la citoyenneté républicaine, agrégeaient les hommes, les droits-créances, nés de l'Etat providence, s'ils prennent trop de place, risquent de les diviser. On ne peut constituer une société humaine si ses membres ne partagent pas des valeurs communes et n'acceptent pas, au nom de ces valeurs, les inévitables contraintes de la vie collective.

Propos recueillis par EMMANUEL FOURNIER

Dominique Schnapper


Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et, depuis février 2001, membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper est l'auteur de nombreux ouvrages sur la citoyenneté et l'intégration. Dernier ouvrage paru : La Démocratie providentielle. Essai sur l'égalité contemporaine , Gallimard, 2002.

« La démocratie est malade du supercapitalisme ». Entretien avec Robert Reich

SH Sciences Politiques DOSSIER WEB > Qu'est-ce que la démocratie ?
« La démocratie est malade du supercapitalisme ». Entretien avec Robert Reich

Rencontre avec Robert Reich
Tel Janus, le capitalisme hyperconcurrentiel contemporain a un double visage. S'il a de quoi séduire consommateurs et épargnants, les millions de dollars dépensés chaque année en lobbying ont sapé les fondements de la démocratie.

Quand Robert Reich a fréquenté pour la première fois les arcanes politiques de Washington, la ville était alors plutôt « miteuse » voire carrément « délabrée ». C’était dans les années 1970. R.Reich était alors délégué politique à la Federal Trade Commission. Il y est revenu une vingtaine d’années plus tard, en 1993, nommé par le président Bill Clinton au poste de secrétaire du Travail (l’équivalent du ministre français du Travail et des Affaires sociales). La ville était méconnaissable, emplie d’hôtels 4**** et de restaurants branchés. Elle était entre-temps devenue le terrain de chasse de lobbyistes grassement payés par les plus grandes compagnies mondiales pour infléchir les politiques fédérales américaines en leur faveur. Si R.Reich parle aujourd’hui d’une « démocratie malade », c’est parce qu’entre ces deux dates s’est produite, selon lui, une « OPA du monde de l’entreprise sur celui de la politique ». R. Reich parcourt ces temps-ci l’Europe pour promouvoir Supercapitalisme, son dernier livre, où il s’attache à décrypter les logiques économiques qui ont miné les démocraties contemporaines. C’est d’une voix tranquille et avenante que cet économiste et politiste modéré, étiqueté libéral (gauche américaine), décrit les ressorts de ce capitalisme hyperconcurrentiel. S’il comble les consommateurs et les épargnants, le supercapitalisme a peu à peu sapé les moyens que les citoyens avaient de se faire entendre sur les problèmes politiques les plus criants, de l’explosion des inégalités aux désordres écologiques planétaires. L’Amérique et le monde ont besoin de transformations profondes, affirme R.Reich, également conseillé économique du désormais célèbre apôtre du changement qu’est Barack Obama, candidat à l’investiture démocrate pour les élections présidentielles américaines de novembre 2008.

Selon la vision dominante, tant en économie qu’en science politique, la démocratie et le capitalisme vont de pair. Vous exprimez un profond scepticisme à propos de cette vision : pourquoi ?

Au cours des trente dernières années, le capitalisme a connu une formidable expansion dans les vieux pays industrialisés mais aussi dans les économies émergentes et dans les anciens pays socialistes. La richesse mondiale a fortement crû. L’innovation a été remarquable, particulièrement au cours des vingt dernières années. Mais si l’on se penche sur la démocratie, et particulièrement sa capacité à refléter les préoccupations des citoyens, le constat est très différent. De nombreuses questions demeurent sans réponse, que ce soient le réchauffement climatique, l’aggravation des inégalités ou la violation des droits de l’homme dans de nombreux pays du monde.
Les sondages montrent par ailleurs que la confiance dans la démocratie décline et que les citoyens sont de plus en plus cyniques au sujet de la politique. Si l’on suppose que le capitalisme et la démocratie vont de pair, il y a manifestement un problème. Pourquoi le capitalisme a-t-il été aussi victorieux alors que la démocratie est en aussi piteux état ? C’est à cette question que j’ai essayé de répondre. La plupart des analystes s’intéressent soit aux mutations économiques, soit aux transformations de la politique. En ce qui me concerne, tout au long de ma vie active, soit comme universitaire soit comme fonctionnaire à Washington, j’ai toujours essayé d’explorer les connexions entre les deux sphères.

Dans les années 1960, Albert O. Hirschman pointait l’exemple de l’Amérique latine où le capitalisme pouvait fort bien coexister avec un régime autoritaire. Il critiquait au passage l’idée selon laquelle l’émergence d’une économie de marché créait automatiquement les conditions de la démocratie. En ce qui vous concerne, c’est aux États-Unis, au cœur du dit « monde démocratique », que vous décelez un conflit entre capitalisme et démocratie…

Je pense que toutes les nations capitalistes vont dans la même direction. Les États-Unis ont pris de l’avance sur la route qui conduit à ce que j’appelle le supercapitalisme, mais les nations européennes les suivent de près. Arrêtons-nous un instant sur le cas de la Chine. Contrairement à ce qui pouvait se passer dans certains pays latino-américains ou dans l’Allemagne nazie, où économie et système politique étaient fortement imbriqués, la Chine a rapidement instauré des droits et des libertés économiques, tels que le respect des droits de propriété. Mais elle a soigneusement séparé ces droits économiques des droits politiques. La Chine se présente ainsi comme un nouveau modèle de capitalisme, que j’appelle le « capitalisme autoritaire ». Doté d’un système économique extrêmement efficace, ce pays ne donne pourtant aucun signe de transition vers la démocratie.
Les États-Unis se rapprochent quant à eux d’une oligarchie économique : un nombre relativement petit d’individus concentre la richesse et le pouvoir politique. La plupart des salariés voient leur salaire stagner alors qu’un petit groupe de personnes accumule des fortunes. L’économie est certes prospère, si l’on fait abstraction des variations cycliques, et cela a été le cas pendant les trente dernières années. Mais les Américains ne sont pas satisfaits. L’élection présidentielle de 2008 est accaparée par le thème du changement. Pourquoi changer ? Parce que nombreux sont ceux qui pensent que la démocratie ne fonctionne pas.

Selon vous, les États-Unis et la plupart des pays industrialisés avaient pourtant réussi dans l’après-guerre à instaurer ce que vous appelez un « capitalisme démocratique ». Sur quoi reposait-il ?

Cela a été possible grâce à la coïncidence entre une production de masse et une consommation de masse. Dans les économies industrialisées de l’après-guerre, deux ou trois firmes dominaient chaque secteur grâce à des économies d’échelle. Mais cela coexistait avec des syndicats puissants qui représentaient les salariés et dont l’action enrichissait la démocratie. Qu’est-ce qui faisait que ce capitalisme démocratique fonctionnait aussi bien, tant du point de vue économique que politique ? L’existence d’une couche d’instances intermédiaires qui représentaient les individus en tant que citoyens et pas seulement en tant que consommateurs ou investisseurs. Les syndicats, les partis politiques et bien d’autres organisations participaient à la formation et à l’expression de la volonté générale.
Mais depuis les années 1970, une nouvelle donne est apparue. Le capitalisme a été bouleversé par les technologies de transport et de communication issues de la guerre froide. L’Internet est né d’une commande du Pentagone qui avait besoin d’un système de communication instantanée pour acheminer des données complexes. Il a depuis transformé de fond en comble la finance, la production et le commerce. Quant aux conteneurs qui acheminent les marchandises d’un bout à l’autre du globe, ils sont apparus pendant la guerre du Viêtnam. Ces deux technologies ont offert aux consommateurs et aux investisseurs américains d’innombrables possibilités de choix. Cela a obligé les compagnies à être plus compétitives les unes avec les autres.
L’une des entreprises phare du supercapitalisme est la chaîne de supermarchés Wal-Mart. Elle a conquis les consommateurs avec des prix très bas et utilise son pouvoir de marché pour comprimer toujours plus les prix de ses fournisseurs, les forçant à distribuer des bas salaires ou à délocaliser la production. Le pouvoir de Wal-Mart provient de ce qu’elle agrège des millions de consommateurs pour obtenir les meilleurs prix en amont. Il en est de même des fonds d’investissement, qui agrègent l’épargne de millions de retraités pour obtenir les meilleurs rendements des entreprises. Les consommateurs/épargnants que nous sommes y ont gagné, mais les citoyens y ont perdu. Nous n’avons pas les moyens de nous exprimer quant aux conséquences sociales, écologiques ou civiques du supercapitalisme.

«Le processus politique est l’extension du champ de bataille qu’est le marché », selon Loren Maddox, une lobbyiste influente que vous citez. La démocratie est-elle malade de la concurrence économique ?

Il est clair que la lutte concurrentielle a débordé le cadre du marché pour se déverser dans la démocratie. Nous assistons à une course effrénée entre les entreprises pour orienter à leur avantage les décisions politiques. Google dépense des sommes considérables en lobbying parce que Yahoo ou Microsoft en font de même et que les décisions qui seront prises à Washington ou à Bruxelles auront des impacts financiers considérables au bénéfice de l’une ou de l’autre. Dans ce processus, chacun invoque l’intérêt général, mais les positions en présence ne font en réalité que défendre l’avantage concurrentiel de chaque compagnie. Lors de la session parlementaire américaine 2004-2006, il a été question de supprimer l’interdiction d’effectuer des forages pétroliers offshore le long des côtes du golfe du Mexique et de la Californie. Les compagnies pétrolières étaient pour. Leurs adversaires les plus virulents n’étaient pas des groupes écologistes, comme on aurait pu s’y attendre, mais l’industrie touristique qui craignait les conséquences néfastes d’une marée noire… Les électeurs assistent à ces empoignades sans véritablement avoir les moyens de se faire entendre. Cependant, ce déclin de la démocratie n’est pas dû au fait que les entreprises sont malintentionnées, c’est une logique inhérente à l’intensification de la concurrence.

Pourquoi d’autres acteurs, syndicats ou ONG, ne parviennent-ils pas à intervenir efficacement dans le débat public ?

Les syndicats essaient d’intervenir et y parviennent. Ils détiennent encore un pouvoir politique substantiel. Cependant, le taux de syndicalisation s’effondre tant en Europe qu’aux États-Unis. Le cas des ONG est intéressant : elles réussissent à se faire entendre bruyamment dans la sphère publique. Cela dit, je doute que les ONG préserveront leur influence. En effet, les consommateurs et les investisseurs globaux ont un pouvoir démesuré. Une compagnie qui ne maximise pas son rendement sur investissement s’expose rapidement à une OPA d’un fonds d’investissement ou d’une firme globale. Aucune compagnie ne peut sacrifier son rendement au profit du bien commun.
La vieille notion de capitalisme de parties prenantes (stakeholder democracy) qui a été, au demeurant, beaucoup plus opérante en Europe qu’aux États-Unis, suppose que les actionnaires prennent en compte les souhaits d’autres acteurs, salariés ou ONG écologistes par exemple. Mais au vu des options innombrables qu’offre le capitalisme global, pourquoi les investisseurs placeraient leur argent dans une entreprise qui leur demande de sacrifier une partie de leur profit pour satisfaire un objectif social ou écologique ? Même en Europe, les dispositions institutionnelles qui garantissaient la prise en compte des parties prenantes s’amenuisent. Il est difficile de comprendre comment les ONG pourraient conserver une forte influence à l’avenir.

L’une des forces du supercapitalisme, dites-vous, c’est qu’il peut compter sur la complicité des individus, en tant que consommateurs ou épargnants, même si les citoyens/salariés qu’ils sont aussi n’y trouvent pas leur compte. On a beaucoup parlé ces derniers temps de consommation éthique ou citoyenne, mais c’est loin d’être, à vos yeux, une solution au problème démocratique…

La consommation ou l’investissement socialement responsable constitue un fragment très étroit du marché. Se présente par ailleurs un problème de bien public : admettons que les consommateurs comprennent le lien entre leurs choix de consommation et d’investissement et les maux sociaux qu’ils engendrent, ils seront en tout état de cause très réticents à sacrifier une part de leur bien-être s’ils estiment que les autres ne le feront pas. À moins qu’il existe des règles, des lois, des traités sur lesquels compter, il est improbable que les individus prennent des décisions, de toute façon inefficaces s’ils étaient les seuls à les prendre.

Quelles sont les perspectives pour un renforcement de la démocratie ?

Je suis un optimiste. Je pense que quand les gens comprennent la vraie nature du problème, on a plus de chance de lui apporter une solution. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre. Le dernier chapitre est un appel aux lecteurs pour qu’ils abandonnent l’idéologie et se disposent à voir le capitalisme et la démocratie en face, avec leurs bienfaits et leurs perversions. Si nous voulons vraiment une meilleure démocratie, si nous voulons protéger la démocratie du supercapitalisme, alors nous aurons plus de chance d’y parvenir.
Propos recueillis par Xavier de la Vega

Robert Reich


Robert Reich a mené une double carrière d’universitaire et de haut fonctionnaire. Elle l’a mené de Harvard à Berkeley, où il est actuellement professeur de politique publique, et des administrations Ford et Carter au poste de secrétaire du Travail du président Bill Clinton, fonction qu’il a occupée de 1993 à 1997. Il est l’auteur de nombreux livres, dont les best-sellers L’Économie mondialisée, Dunod, 1997, ou Futur parfait : progrès technique, défis sociaux, Village mondial, 2001. Il s’y emploie à décrypter les implications de la mondialisation et de la nouvelle économie, insistant sur les opportunités nouvelles des bouleversements économiques autant que sur leurs travers, une veine qu’il prolonge dans Supercapitalisme. Le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Vuibert, 2008.


L'ère de l'hyperconcurrence


« Nouveau capitalisme », « capitalisme flexible », « capitalisme patrimonial », les tentatives n’ont pas manqué ces derniers temps pour qualifier le nouvel ordre économique. Le supercapitalisme dont nous parle Robert Reich est né en bousculant le régime de croissance des trente glorieuses, celui que les économistes de la régulation ont appelé le fordisme (1). Concurrence restreinte dans chaque secteur et redistribution des gains de productivité assuraient à de grandes entreprises une visibilité et une progression régulière de la demande. Pour R. Reich, ce capitalisme réglementé a subi, à partir des années 1960, les coups de boutoir de nouveaux concurrents dont les efforts, notamment sur le plan politique, ont bouleversé les règles du jeu. Les innovations technologiques (Internet, nouveaux moyens d’acheminement des marchandises) d’un côté, la déréglementation des marchés de l’autre, permettent désormais à n’importe quelle entreprise de pénétrer n’importe quel secteur. Des entreprises comme Dell, qui reposent d’un côté sur la vente en ligne, de l’autre sur des sous-traitants asiatiques, ont ainsi déplacé des mastodontes industriels comme IBM, qui a depuis vendu ses usines de micro-ordinateurs à l’entreprise chinoise Lenovo. La déréglementation des télécommunications ou de l’électricité a de son côté permis à des opérateurs privés de défier les monopoles publics. Dans ce contexte hyperconcurrentiel, difficile pour les grandes entreprises de maintenir les accords salariaux (retraites, santé) négociés avec les puissants syndicats d’antan. Si R. Reich reconnaît les avantages que les consommateurs peuvent trouver à ce supercapitalisme, il se refuse à considérer que les sociétés doivent simplement s’adapter à la nouvelle donne, en sacrifiant leur système de santé, leurs politiques redistributives ou leur code du travail. Or, pour R. Reich, au temps du supercapitalisme, la politique est devenue le prolongement de la concurrence économique par d’autres moyens. Le lobbying a gangrené la démocratie, affaiblissant les leviers dont les citoyens disposent pour infléchir le cours des choses. Comment créer les conditions d’une revanche de la démocratie dans les économies mondialisées d’aujourd’hui ? Dans quelle arène (nationale ? mondiale ?) cet effort doit-il se déployer ? Sur ces questions, le brillant essayiste qu’est R. Reich se montre peu disert.



NOTES

(1) Voir Michel Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, rééd. Odile Jacob, 1997.
Xavier de la Vega

Vers la démocratie culturelle ? Entretien avec Alain Touraine

SH Sociologie DOSSIER WEB > Qu'est-ce que la démocratie ?
Vers la démocratie culturelle ? Entretien avec Alain Touraine

Pour Alain Touraine, deux dangers inverses menacent la démocratie : l'assimilation culturelle et la montée des intégrismes. Dans ce contexte, la renaissance des convictions démocratiques passe par l'avènement d'une démocratie culturelle garantissant les droits universels et la diversité des identités individuelles.

Sciences Humaines : Beaucoup ont vu dans l'effondrement du système soviétique et d'un certain nombre de dictatures l'expression du triomphe de la démocratie. Vous considérez, vous, que la démocratie est en danger. Pourquoi ?

Alain Touraine : Depuis une dizaine d'années bien des régimes autoritaires ont disparu, mais la démocratie n'a guère progressé. On a davantage assisté au triomphe de l'économie de marché. Or celle-ci ne s'identifie pas à la démocratie comme on le pense trop souvent. L'économie de marché fait aussi bon ménage avec les démocraties qu'avec les régimes non démocratiques. La plupart des économies dites émergentes sont même fondées sur des régimes autoritaires. C'est vrai en Malaisie, à Singapour, en Indonésie, c'est aussi le cas au Pérou, en Tunisie...

Les pays occidentaux ne sont pas épargnés par l'affaiblissement de la démocratie, comme l'atteste le développement de formes d'engagement extrapolitique. En France en particulier, une grande partie des problèmes sociaux ne sont plus gérés par le système politique.

Ne noircissons certes pas le tableau, mais il y a manifestement une perte de sens de la démocratie. Le terme de démocratie se répand dans le langage courant alors même que la démocratie semble perdre de sa capacité mobilisatrice. De Tien An Men à l'Algérie en passant par la Serbie et la Croatie, de nombreux hommes et femmes ont continué et continuent à opposer leur droit fondamental de vivre libre à des pouvoirs autoritaires. Mais ces formes d'action ont montré une résistance plutôt qu'une avance de l'esprit démocratique et paraissent des défaites au regard des espoirs placés dans la chute du mur de Berlin. La démocratie n'est vigoureuse que si elle est portée par un désir de libération qui se donne constamment de nouvelles frontières. Face à l'extension de la culture de masse, d'une part, et à la montée des intégrismes et des nationalismes d'autre part, la grande affaire pour la démocratie est de défendre et de produire la diversité culturelle. Après la démocratie politique et la démocratie sociale, la renaissance des convictions démocratiques passe par la construction d'une démocratie culturelle.

SH : En quoi consiste cette démocratie culturelle ?

A.T. : La démocratie culturelle consiste à reconnaître la diversité des trajectoires, des projets, des origines. C'est aussi affirmer une nécessaire solidarité en redéfinissant celle-ci comme l'ensemble des garanties institutionnelles du droit de tout un chacun à se construire comme sujet.

Par sujet, j'entends la construction de l'individu (ou du groupe) comme acteur, par l'association de sa liberté affirmée et de son expérience vécue, assumée et réinterprétée. Le sujet s'exprime aussi par la reconnaissance mutuelle de l'autre comme sujet, c'est-à-dire comme individu cherchant, lui aussi, à se construire. Dans cette perspective, la démocratie, c'est l'ensemble des conditions institutionnelles qui permettent cette « politique du sujet ».

Pour être démocratique, l'égalité doit désormais signifier le droit de chacun de choisir et de gouverner sa propre existence ; le droit à l'individuation contre toutes les pressions qui s'exercent en faveur de la standardisation et de la moralisation.

La démocratie ne peut plus se réduire à un ensemble de garanties contre un pouvoir autoritaire. Après la conquête des droits civiques et la défense de la justice sociale, la démocratie doit être l'instrument de reconnaissance de l'autre et de la communication culturelle. En cela, je rejoins l'Américain Charles Taylor qui parle de « politique de la reconnaissance » (politics of recognition).

SH :Une telle démocratie ne risque-t-elle pas de demeurer formelle ?

A.T. : Depuis deux cents ans, la démocratie est confrontée au même problème : appliquer à des situations concrètes les principes universels - liberté et égalité - et donc abstraits, qui la définissent.

A l'origine, la démocratisation concernait seulement le champ politique ; elle consistait en l'octroi de droits civiques et en l'extension du suffrage universel.

A partir du xixe siècle, la question s'est posée de savoir si on pouvait étendre la démocratie à des situations autres que politiques, et d'abord aux situations de travail. C'est ce que l'on a appelé la question sociale. Ce n'est qu'au terme de luttes, de révolutions et de conflits que la démocratie s'est étendue au monde du travail, que de politique ou civique elle est devenue également sociale à travers la mise en place du Welfare State et des politiques social-démocrates.

Aujourd'hui, les problèmes culturels s'imposent avec autant de force que les problèmes sociaux au siècle dernier. La question est désormais de savoir comment nous pouvons vivre ensemble. C'est-à-dire comment concilier concrètement les règles de la vie sociale applicables à tous et la diversité des identités culturelles. On ne peut plus établir la démocratie sur des principes transcendants (la raison avec un grand R et le progrès avec un grand P). Le seul principe universaliste acceptable par tous est celui qui proclame le droit de tout un chacun à combiner librement sa participation à un monde globalisé par la technique et l'économique, et les multiples facettes de son identité. Le droit consiste à créer les conditions non pas tant d'une société multiculturelle que d'une communication interculturelle, ce qui est différent.

Comprenez-moi bien, cette démocratie culturelle ne remplace pas la démocratie sociale ni civique ou politique. La démocratie sociale ne s'est imposée que là où elle s'est combinée à une démocratie politique.

SH : Quel est le pays qui se rapproche le plus de ce modèle de démocratie culturelle ?

A.T. : J'ai été constamment impressionné par le Québec. C'est un pays qui a développé de longue date une réflexion sur la manière de faire vivre ensemble plusieurs groupes sociaux, ethniques, culturels... et ce, au niveau local, notamment à travers des groupes de citoyens ou des initiatives sociales. Les excès du politically correct aux Etats-Unis ne doivent toutefois pas faire oublier les luttes positives qu'ont menées les mouvements des droits en faveurs des noirs, des femmes... contre toutes les formes de domination culturelle et une interprétation partiale de l'histoire.

Le multiculturalisme américain me paraît finalement préférable à l'absence totale de vision multiculturelle dans un pays comme la France où le principe des droits proprement et seulement politiques continue à primer. Les Etats-Unis ont eu le mérite d'avoir pris acte de la dualité qui existe au coeur même de l'universel humain à travers une meilleure reconnaissance des droits de la femme, donc de l'égalité et de la différence entre hommes et femmes.

SH : La démocratie culturelle telle que vous l'avez définie est-elle envisageable dans les sociétés en développement ?

A.T. : Classiquement, on considère que le développement est une condition préalable à la démocratie. Cette position a été défendue par l'Américain Lipset. Je défends pour ma part la position inverse : c'est la démocratie qui est une condition préalable au développement. Si une accumulation primitive du capital, pour reprendre la terminologie marxiste, est envisageable dans des régimes non démocratiques, un développement endogène, en revanche, ne l'est pas. Dans les pays occidentaux, la démocratisation a coïncidé avec l'essor du rationalisme à travers le règne de la Raison, de la Science, etc.

Or, depuis plus d'un siècle, nous sommes engagés dans un vaste mouvement de réhabilitation de ce qui avait été discrédité comme relevant de la tradition. Les pays où le rationalisme n'a pas connu une telle ampleur sont d'autant plus disposés à concilier la modernisation avec le maintien de spécificités culturelles, historiques... En témoigne l'exemple du Japon. En Corée du Sud, à Taiwan et dans certains pays arabes... j'observe également un souci très vif de combiner la mémoire et le projet, l'ancien et le nouveau, la tradition et la modernité, le local et le global.

Cette défense de l'identité communautaire peut aussi bien renforcer que desservir la démocratie. Elle la menace si elle participe à un projet d'homogénéisation nationale, ethnique ou religieuse. Dans les pays en développement comme d'ailleurs dans les pays modernisés, la démocratisation implique un effort permanent en vue de combiner l'identité culturelle avec la pensée rationelle et la liberté personnelle.

Propos recueillis par SYLVAIN ALLEMAND

ALAIN TOURAINE


Sociologue, auteur de nombreux ouvrages dont Qu'est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, il vient de publier Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents, Fayard, 1997.