mardi 12 janvier 2010

Démocratie. Trente ans de transition démocratique

Démocratie. Trente ans de transition démocratique

Sylvain Allemand
La démocratie est une spécificité occidentale, entend-on dire parfois. Pourtant, si la démocratie se caractérise par l'alternance régulière au pouvoir, l'existence d'un pluralisme politique et le respect des libertés publiques, alors force est de se rendre à l'évidence : elle s'est très largement diffusée au cours de ces toutes dernières décennies, y compris sur les continents qu'on croyait les plus réfractaires, comme l'Amérique latine, l'Asie ou l'Afrique.

Sur les 193 Etats recensés à travers le monde, plus d'une centaine s'en réclamerait désormais. Certes, il y aurait beaucoup à dire sur la réalité de nombre de ces « démocraties ». D'un autre côté, que la démocratie puisse être l'horizon politique de n'importe quel pays est en soi une idée nouvelle.

Il reste que la démocratie n'a pas existé partout ni en tout temps. A l'évidence, des conditions ont été réunies dans certaines parties du monde (en Europe et aux Etats-Unis notamment), plus tôt qu'ailleurs. Quelles conditions ? C'est justement la question qui justifia l'intérêt croissant de politologues mais aussi de sociologues, d'anthropologues, d'économistes, etc., à partir des années 1950. Au fil du temps et des travaux, plusieurs facteurs ont été ainsi mis au jour.

- Les facteurs socio-économiques. Dans la lignée de Max Weber, plusieurs auteurs ont établi une corrélation entre niveau de développement et démocratie. Ainsi de l'Américain Seymour Lipset, à l'origine, à la fin des années 50, de l'école dite de la conditionnalité économique. De fait, qui dit développement dit émergence d'une classe moyenne éduquée et donc mieux informée de ce qui se passe ailleurs, plus à même de participer à la vie politique. Depuis, le développement économique et social a souvent été présenté comme une condition nécessaire. Ainsi, pour l'Américain Samuel Huntington, la vague de démocratisation à laquelle on a assisté en Amérique latine dans les années 70 résulte de la croissance économique sans précédent que cette partie du monde a connue à partir des années 60.

En fait, si la relation existe, elle ne se vérifie pas toujours. Pour preuve le cas de l'Inde, qui s'est imposée comme la plus grande démocratie au monde malgré son relatif sous-développement. L'ampleur de l'illettrisme n'y a manifestement pas été un obstacle : bien que la proportion de personnes sachant lire et écrire représentait à peine plus de 36 % de la population au début des années 80, près des deux tiers des Indiens en âge de voter se déplaçaient aux urnes.

Quoiqu'encore invoquée, cette thèse de la préconditionnalité économique coexiste avec une toute autre thèse, apparue dès les années 60, selon laquelle la démocratisation peut au contraire être une entrave au développement.

- Le facteur politique. Une démocratie stable suppose l'existence d'une unité nationale. Cette idée se retrouve sous la plume de nombreux auteurs comme par exemple Juan Linz et Alfred Stepan, deux politologues américains. « Plus, écrivaient-ils encore il y a quelques années, la population du territoire d'un Etat se compose de sociétés plurinationales, plurilinguistiques, plurireligieuses ou pluriculturelles, plus la politique est compliquée parce qu'un accord sur les fondations d'une démocratie sera plus difficile (1).» Si cela a manifestement été vrai pour les vieilles démocraties européennes, ce facteur ne paraît plus être aussi décisif aujourd'hui. A moins d'exclure encore une fois l'Inde des pays démocratiques... voire la Suisse ou les Etats-Unis eux-mêmes ! Inversement, la Chine reste une dictature alors qu'elle est plus homogène que bien des pays démocratiques. Pour le spécialiste de l'Inde Christophe Jaffrelot, la division de la société en groupes pré-constitués (castes, tribus, communautés religieuses ou linguistiques) n'est pas rédhibitoire. La démocratie peut même, comme l'atteste l'exemple indien, être un moyen de réguler les conflits entre les élites indigènes (2).

- Le facteur culturel. Si son importance a été très tôt admise (notamment par Alexis de Tocqueville et M. Weber), ce fut généralement pour mettre en exergue une autre corrélation : entre la prégnance de la culture chrétienne et la démocratie. Dans Le Choc des civilisations (Odile Jacob, 1991), Samuel Huntington affirme ainsi que, sur les 46 pays démocratiques recensés à travers le monde en 1988, 39 sont de « culture chrétienne ». Au sein du christianisme, il considère, comme d'autres auteurs avant lui, que le protestantisme est plus favorable que le catholicisme. Ne met-il pas l'accent sur la conscience individuelle alors que le catholicisme valorise le rôle d'intermédiaire en la personne du prêtre ? Mais, comparé à d'autres religions, le catholicisme est présenté à son tour comme étant plus favorable que l'islam et le confucianisme... Quoique encore prégnante, cette approche culturaliste est très largement contestée. Pour Jean-François Bayard, auteur de L'Illusion identitaire (Fayard, 1996), une société ne saurait être réductible à une culture dominante. Au sein d'une société, explique-t-il, coexistent des « répertoires culturels », les uns autochtones, les autres importés ou produits d'un métissage. Dans cette perspective, la question n'est plus de savoir si telle ou telle religion a favorisé l'éclosion de la démocratie, mais comment les diverses religions existantes ont puisé dans leurs propres ressources pour s'adapter à l'ère démocratique.

Les limites du déterminisme

L'analyse que Karoline Postel-Vinay fait de la démocratisation au Japon illustre ce propos : elle montre que la démocratisation a été menée sous l'ère Meiji (à partir de 1868) par des intellectuels qui, loin de s'émanciper du confucianisme, continuaient à raisonner dans le cadre de cette doctrine pour « interpréter et éventuellement s'approprier les idées et principes occidentaux auxquels elle a été confrontée »(3).

Avec le recul, force est d'admettre que bien des pays sont devenus des démocraties sans réunir pourtant toutes les conditions requises. Ce constat a permis de contester le déterminisme sous-jacent à l'énoncé de facteurs tout en conduisant à en dégager d'autres.

- Le poids de l'héritage colonial. Parmi les démocraties que l'on recense aujourd'hui, on compte nombre d'anciennes colonies. Ainsi de l'Inde ou, en Afrique, du Sénégal. Ces différents pays ont très tôt bénéficié des politiques réformistes de leur métropole respective, et de la mise en place précoce d'institutions démocratiques (conseils municipaux, assemblées provinciales, etc.). Au Sénégal, par exemple, les habitants de Dakar, Saint-Louis, Rufisque et Gorée (les « quatre communes ») n'ont-ils pas joui d'un statut de citoyen dès 1833 ?

Aussi a-t-il paru naturel de considérer que l'importation des institutions par la puissance coloniale a été un facteur bénéfique et susceptible d'expliquer pourquoi d'anciennes colonies ont été des démocraties précoces. Cette interprétation est cependant jugée simpliste. Non que la démocratisation de ces pays puisse être mise en doute, mais parce qu'elle minore le poids des héritages pré-coloniaux. Dans un ouvrage au titre évocateur, Démocraties d'ailleurs (Karthala/Céri, 2000), C. Jaffrelot et différents spécialistes de pays du Sud tiennent à rappeler l'existence de traditions démocratiques anciennes ailleurs qu'en Occident. Surtout, ils soulignent le rôle des populations indigènes : en elle-même, l'importation d'institutions démocratiques n'est pas suffisante, encore faut-il que ces populations se les approprient. De surcroît, cette importation ne se réduit pas à une propagation d'un épicentre vers une périphérie, comme le suggère le modèle diffusionniste. Dit autrement, elle ne découle pas systématiquement de la bonne volonté de la puissance coloniale, mais peut être aussi le fait des élites indigènes elles-mêmes. Renouant avec l'analyse tocquevilienne, des approches soulignent ainsi l'importance de la société civile et le rôle des associations dans la construction de la démocratie.

Un examen minutieux des trajectoires nationales révèle en définitive au moins trois cas de figure distincts. D'une part, les pays dans lesquels l'importation de la démocratie a été entreprise par les élites elles-mêmes, dans un esprit de résistance à l'égard de l'Occident : cas du Japon et de la Turquie. D'autre part, les pays qui ont bénéficié d'un transfert de « technologies politiques » : Sénégal, Sri Lanka, Inde... Enfin, des pays qui ont tiré profit de leur proximité avec l'Occident : les premières démocraties d'Amérique latine par exemple.

- Le facteur international. L'accession d'un pays à la démocratie n'est pas seulement liée à des facteurs internes, elle dépend aussi du contexte international. C'est ce que suggère S. Huntington, en distinguant trois vagues associées à un contexte international particulier (4). La première débute au xixe siècle, en 1828 très exactement, avec l'extension du suffrage universel aux Etats-Unis, avant de refluer dans les années 20 et 30 avec l'avènement du fascisme. La deuxième correspond à la décolonisation : elle court de l'après-guerre jusqu'au début des années 60. La troisième vague est antérieure à la chute du mur de Berlin ; elle intervient avec la Révolution des oeillets au Portugal, en 1974.

Outre les circonstances particulières comme les périodes d'après-guerre, S. Huntington souligne l'importance des pressions exercées par des acteurs de la scène internationale, comme les Etats-Unis, qui, le cas échéant, peuvent se traduire en interventions militaires (en République dominicaine en 1978, dans l'île de la Grenade en 1983, etc.). Dans le même ordre d'idée, S. Huntington considère que la démocratisation observée lors de la troisième vague dans les pays d'Amérique latine, à majorité catholique, pourrait être le contrecoup de Vatican II (1962-1965) qui avait légitimé la lutte des Eglises nationales contre les régimes autoritaires.

Le temps des transitions

D'autres auteurs ont montré à quel point les événements qui interviennent dans un pays peuvent orienter les choix dans les pays voisins : ainsi, la Révolution des oeillets intervenue au Portugal a vraisemblablement conduit le gouvernement espagnol à entamer, suite à la disparition de Franco, des négociations avec l'opposition. Plus généralement, à mesure que le camp de la démocratie s'élargit et que l'esprit des droits de l'homme se diffuse, les régimes autoritaires doivent endurer une pression croissante de l'opinion internationale. Pourquoi des pays ont-ils été plus disposés que d'autres à adopter la démocratie, fût-elle représentative, libérale ou participative ? Pour être encore d'actualité, cette question n'en a pas moins été reléguée au second plan au profit d'une autre : comment, concrètement, passe-t-on d'un régime autoritaire ou dictatorial à un régime démocratique ? Soulevée dans les années 70 par les transitions intervenues en Europe du Sud (Portugal, Grèce, Espagne), cette question a inspiré la création d'une nouvelle discipline, méconnue en France mais très active aux Etats-Unis : la science des transitions, appelée aussi, non sans une certaine ironie, la « transitologie ».

Partant de la transition réussie de l'Espagne au milieu des années 70, des « transitologues » crurent pouvoir proposer des recettes simples, résumées dans le modèle de transition dite « pactée » ou « négociée ». Dans cette perspective, le passage à la démocratie consiste en un processus de négociation plus ou moins implicite entre des élites aux intérêts contradictoires : du côté du pouvoir, les durs et les partisans de réformes; du côté de l'opposition, les modérés et les radicaux. L'accord sur une amnistie générale constitue l'un des moments clés de ces négociations. Contrairement à une représentation courante, la démocratisation n'est donc pas portée par une majorité de la population (le « peuple ») : durant la phase de transition, on compte beaucoup d'indécis et d'attentistes. Ce n'est qu'avec le temps que la démocratie recueille les suffrages de la majorité de la population, et rentre dans les moeurs. Ce modèle, qui emprunte à la théorie des jeux, devait par la suite servir de cadre de référence aux tentatives de transition dans les pays d'Amérique latine, dans les années 80, puis en Europe de l'Est et en Afrique, dans les années 90. Avec les résultats mitigés que l'on sait : si la transition a progressé en Afrique comme en Europe, c'est à des rythmes différents selon les pays et, parfois, avec des reculs qui attestent du caractère réversible de la transition. A l'évidence, le cas espagnol n'était pas systématiquement transposable.

Depuis lors, la « transitologie » subit le feu nourri de plusieurs critiques (5). Si l'approche a eu le mérite de souligner le rôle des acteurs, elle tend à sous-estimer le rôle des mouvements sociaux mais également le contexte social, économique ou culturel. Elle pâtit par ailleurs du flou qui entoure l'idée même de transition, laquelle suggère l'idée de passage d'une situation jugée a priori non démocratique à une autre a priori idéale, sous-entendu : la démocratie libérale. Enfin, les « transitologues » se voient reprocher de n'avoir pas su anticiper les problèmes rencontrés par les pays en transition de l'ex-Europe de l'Est, contraints de mener de front des réformes politiques et économiques (pour passer d'une économie centralisée à une économie de marché). D'où le développement d'une nouvelle approche : la « consolidiologie » qui, comme son nom l'indique, vise à comprendre les conditions qui assurent la consolidation d'une jeune démocratie.

Pourquoi la greffe prend-elle ici et pas là ? En l'état actuel de la recherche, on ne dispose pas de réponse univoque. Et pour cause, la tendance est à une meilleure prise en compte des spécificités nationales. Quitte à devoir admettre que la démocratie peut exister partout mais sous des formes différentes.


NOTES

1
J. Linz et A. Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation, The Johns Hopkins University Press, 1996, cité par C. Jaffrelot, La Démocratie en Inde. Religion, caste et politique, Fayard, 1998.



2
C. Jaffrelot, La Démocratie en Inde, op. cit.



3
K. Postel-Vinay, « L'héritage démocratique japonais », in C. Jaffrelot, La Démocratie en Inde, op. cit.



4
S. Huntington, The Third Wave: Democratization in the twentieth century, University of Oklahoma Press, 1991.



5
M. Dobry, « Les voies incertaines de la transitologie », Revue française de science politique, vol. L, n° 4-5, octobre 2000.





Des penseurs de la démocratie et des transitions


Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Il est l'un des premiers penseurs de la démocratie à mettre en évidence, dans De la démocratie en Amérique (1835-1840), le rôle des associations et des organisations intermédiaires dans le fonctionnement des démocraties modernes, en même temps que les risques de conflit entre les principes de liberté et d'égalité.

Max Weber (1864-1920)

Pour l'auteur de L'Ethique protestante et l'Esprit du capitalisme (1901), les démocraties sont une création occidentale : leur essor est lié à celui de l'économie de marché et au capitalisme. Une idée encore prégnante dans nombre d'analyses actuelles.

Joseph A. Schumpeter (1883-1950)

Pour l'auteur de Capitalisme, socialisme et démocratie (1947), l'existence de professionnels du politique qui se livrent une concurrence pour le pouvoir n'est pas un mal en soi ; elle assure le fonctionnement de la démocratie dans la mesure où le peuple reste à même de choisir les hommes appelés à gouverner.

Seymour Martine Lipset

Ce politologue américain est l'un des premiers à s'être intéressé, dans les années 50, aux conditions socio-économiques à l'établissement d'un régime démocratique, en observant des corrélations entre celui-ci et le niveau de vie de la population. Développée dans L'Homme et la Politique (traduit en 1963), cette idée est elle aussi encore présente dans nombre d'analyses des conditions de possibilité de la démocratie.

Samuel Huntington

Il est l'un des premiers à entreprendre une analyse d'ensemble des processus de démocratisation intervenus en Europe du Sud, en Amérique latine et en Asie depuis les années 70. Soit ce qu'il est convenu d'appeler depuis la « troisième vague », en référence au titre de son ouvrage paru en 1991 (The Third Wave: Democratization in the twentieth century).

Dankwart Rustow

On lui doit les premiers travaux sur le processus de transition démocratique en même temps qu'une approche en termes de stratégie et de calcul, au début des années 70. Selon lui, la démocratie est le régime qui permet aux élites de résoudre leurs conflits au mieux de leurs intérêts. La démocratisation suppose qu'elles parviennent préalablement à un « pacte ».



Le cas espagnol


Novembre 1975 : mort du général Franco. Quelques mois plus tard, le nouveau président du gouvernement espagnol, Adolfo Suárez, se résout à rencontrer les leaders de l'opposition. Après la conclusion d'une succession d'accords verbaux et implicites, les protagonistes parvinrent à la signature de deux textes : les fameux accords de la Moncloa (octobre 1977), qui garantirent notamment une amnistie générale, et la Constitution (en décembre 1978). Après plus de quarante ans de dictature, la démocratie espagnole était née.
Telles sont en résumé les grandes lignes du récit de la transition démocratique de l'Espagne tel qu'il est habituellement reporté, aussi bien dans les manuels que dans la presse. En réalité, les choses n'ont guère été aussi simples ni aussi réfléchies. Revenant en détail sur les faits, Béatrice Bazzana montre que jusqu'aux élections de juin 1977, les franquistes modérés avaient privilégié les négociations avec les franquistes « continuistes ». Durant les rencontres entre le pouvoir et l'opposition socialiste et communiste, la menace d'un coup d'Etat militaire ne cessa de planer. De sorte que l'opposition dût faire d'importantes concessions (comme par exemple l'acception d'une amnistie et le maintien de la monarchie). Enfin, on peut se demander ce qu'il serait advenu de la transition espagnole si la Révolution des oeillets ne s'était pas produite quelques mois plus tôt, au Portugal, pays voisin : le pouvoir en place comme l'opposition auraient-ils été aussi soucieux d'éviter l'effusion de sang ?

Malgré ces incertitudes, la transition démocratique espagnole fut érigée en modèle et à l'origine d'une nouvelle discipline (la science des transitions) : n'apportait-elle pas la preuve que la sortie d'un régime dictatorial pouvait se faire par d'autres voies que la révolution, à partir d'un minimum de coopération entre les élites au pouvoir et entre celles-ci et l'opposition ?

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