mardi 12 janvier 2010

Pierre Rosanvallon. La démocratie : un concept et une expérience

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Pierre Rosanvallon. La démocratie : un concept et une expérience

Depuis plusieurs années, Pierre Rosanvallon a entrepris de renouveler l'approche de la démocratie en croisant l'histoire sociale et l'histoire des idées. Un parti pris qui correspond aussi à la volonté du chercheur de donner des fondements intellectuels au renouveau de l'action collective.

« Je fais partie de ces étudiants qui ont eu la chance d'avoir 20 ans lors de mai 68. » Cependant, l'effervescence estudiantine, Pierre Rosanvallon ne l'a pas vécue sur les bancs de l'université mais dans une autre « institution » : HEC où il fut reçu après une année de prépa. « J'étais bon en maths et en littérature, HEC était donc la voie royale. » Ce n'est que plus tard qu'il rejoindra le monde universitaire.

Auparavant, il y eut la contestation portée au sein de l'institution que représentait la prestigieuse école de commerce, sous forme de contre-cours de philosophie, de sociologie et d'économie autour notamment des oeuvres de Georg Hegel et de Karl Marx. Il y eut aussi les séminaires à l'Ecole des hautes études. Pendant les trois années de sa scolarité à HEC, P. Rosanvallon fut par ailleurs responsable de la branche « grandes écoles » de l'Unef. A ce titre, il eut des contacts avec des syndicalistes et des politiques.

Au sortir d'HEC, il a 21 ans. On lui propose de travailler à la CFDT comme conseiller économique. Il y lance un journal économique destiné aux militants. C'est ainsi qu'il se retrouve à faire une des premières études économiques en France sur l'imposition du capital et à publier, sous un pseudonyme, un ouvrage sur la hiérarchie des salaires.

En 1973, on lui propose de créer une revue de réflexion, CFDT aujourd'hui, qui avait pour but de réfléchir à l'action syndicale à la lumière des nouveaux mouvements sociaux (les grèves des travailleurs immigrés de Flins, le conflit Lip en 1973, etc., marquent le début des années 70). La revue l'amène à parcourir la France pour se rendre sur les lieux de conflits : « Un travail à mi-chemin entre celui du journaliste et celui du sociologue » qui nourrira la publication en 1976 d'un livre remarqué sur l'autogestion puis, avec Patrick Viveret, de Pour une nouvelle culture politique (1977). La revue est en outre l'occasion de travailler avec des intellectuels « impliqués » : les philosophes Cornelius Castoriadis (alors économiste à l'OCDE) et Claude Lefort, les historiens Michel de Certeau et François Furet, etc.

Au sein de la CFDT, il y eut aussi la rencontre avec Paul Vignaux. Créateur du SGEN en 1937 et figure de la Résistance, il fut l'un des grands artisans de la déconfessionnalisation de la CFDT. Un personnage singulier : en plus de son engagement syndical, il fut professeur de philosophie médiévale à l'Ecole des hautes études... Il y eut aussi Edmond Maire, « exemplaire de ces militants syndicalistes, à la fois militants actifs et grands lecteurs ».

Universitaire, P. Rosanvallon le deviendra à son tour. A l'origine de cette orientation : le projet d'une histoire intellectuelle de l'idée de marché dont il fit part à C. Lefort, lequel l'encouragea à transformer l'ouvrage en thèse. C'est ainsi que Le Capitalisme utopique (1979) devint une thèse de 3e cycle. Il fut ensuite encouragé, cette fois par F. Furet, à rejoindre l'Ecole des hautes études.

Pour autant, P. Rosanvallon ne renonce pas à son engagement. Il songe même à commencer une carrière politique (le PS le sollicita pour les législatives de 1978). « Finalement, j'ai préféré poursuivre ce travail consistant à donner des fondements intellectuels au renouveau de l'action collective. » Tâche qu'il poursuivra à travers la fondation Saint-Simon créée (et dissoute depuis) en vue de « déghettoïser » les sciences sociales en favorisant le dialogue avec les groupes réformateurs de la fonction publique et du monde de l'entreprise, puis par la collection « La république des idées » au Seuil.

La tentation du politique n'a pas totalement disparu : elle transparaît dans l'allure programmatique de plusieurs des ouvrages publiés à ce jour, dont une trilogie consacrée à la démocratie. Aujourd'hui encore, P. Rosanvallon ne se considère pas comme un universitaire « académique ». Tout au plus comme un « hérétique consacré », pour reprendre la formule utilisée par Pierre Bourdieu pour désigner les membres du Collège de France.

Parmi vos ouvrages, plusieurs sont consacrés à la démocratie. A quel besoin ont-ils répondu ?

Ces ouvrages s'inscrivaient dans un projet dont j'avais eu l'idée dès le début des années 80 : reconstruire une compréhension de l'histoire de la démocratie pour mieux définir une nouvelle culture politique. Pour ce faire, je suis parti de l'idée que la démocratie n'est pas donnée une fois pour toutes ; c'est à la fois un concept et une expérience sociale.

Sur le plan méthodologique, cela implique de dépasser la césure entre une philosophie politique normative, qui dirait ce que doit être le bon régime, la bonne société, et une analyse historique ou sociologique qui en ferait le récit et la critique analytique. Mon intention est de montrer que la philosophie politique n'est pas simplement un domaine de la philosophie appliqué à un objet spécial qui serait le politique ; elle a aussi pour objet un certain nombre de questions soulevées par des conflits et des indéterminations. C'est parce qu'il n'y a pas d'accord sur ce qu'est la démocratie (comme d'ailleurs sur la bonne société, la justice, etc.) qu'il y a conflit politique. Un conflit politique exprime des conflits d'intérêts et des indéterminations sur les fins. Ce qui m'intéresse, c'est de faire l'histoire en redonnant tout leur relief à ces conflits et ces indéterminations. En cela, je me situe à l'opposé de la vision hégélienne selon laquelle l'histoire serait une marche irréversible vers le ciel radieux de l'organisation collective.

Cette approche consistant à articuler histoire sociale et histoire des idées, qui vous l'a inspirée ?

C'est précisément parce qu'aucun historien procédait ainsi que j'ai entrepris cette double histoire de la démocratie. Force était de constater que l'histoire classique des idées ne rendait compte que d'un aspect de la réalité. Les idées découlent de questionnements, d'un travail sur la réalité. Il ne suffit pas de dire que tel auteur pense ceci ou cela mais dans quel contexte il le pense. Avec C. Lefort, j'ai toujours estimé qu'il fallait penser le politique (et pas seulement la politique, la vie des institutions) comme une des choses les plus structurantes de la vie des sociétés. Après tout, le politique définit la façon dont une collectivité conçoit ses principes d'ordre.

Un des points communs des trois ouvrages consacrés à la démocratie, c'est de partir de la Révolution. Pourquoi ce parti pris ?

Pour une raison très simple : la Révolution française a réalisé en bonne partie, ce qui est rare, une politique de la table rase. Un nouveau modèle d'organisation sociale a été pour l'essentiel institué par décrets. Même si l'interdiction des corporations n'a pas empêché leur transformation souterraine, on peut dire que, pour la première fois, toutes les anciennes institutions ont été globalement rejetées. L'expérience révolutionnaire a exprimé une volonté de reconstruction du modèle social. Ce que résume le mot célèbre de Jean-Paul Rabaud Saint-Etienne : « L'histoire n'est pas notre code. » C'est toute la différence avec le modèle anglais : les Anglais ont toujours pensé (c'est l'argument de Edmund Burke contre la Révolution française) que la liberté s'était enracinée dans les traditions du passé. Au contraire, les révolutionnaires français ont considéré qu'elle suppose une rupture avec l'ordre ancien. C'est pourquoi la Révolution française est un moment décisif. Cela étant dit, celle-ci n'explique pas tout : si on considère l'histoire du capitalisme, la Révolution va jouer un rôle d'accélérateur indéniable - tout le système corporatiste est mis à bas - mais moins radical.

Avec ce parti pris, vous vous démarquez d'Alexis de Tocqueville...

En effet. La thèse qu'il a développée dans L'Ancien Régime et la Révolution (1856), selon laquelle il y a eu en somme une révolution avant la Révolution - l'absolutisme monarchique - est déjà présente dans toutes les visions de l'histoire comme mouvement de civilisation, en vogue au début du xixe siècle. Elle est une façon de légitimer la fatalité.

Au fond, le problème clé de la société française, ce n'était pas tant la monarchie que le caractère bureaucratique et centralisé de l'Etat, en un mot le jacobinisme. On n'a cessé d'invoquer ce dernier pour caractériser la société française, comme si c'était une réalité inentamée depuis la Révolution. Quand Tocqueville compare la France et les Etats-Unis dans les années 1830, il y a effectivement des différences énormes dans le rapport Etat/société civile. Mais depuis lors, si des différences subsistent, elles ne sont pas de même nature. La vie associative est particulièrement intense en France. Il y a bien des domaines où ce n'est plus l'administration qui impose son point de vue sur la société, si tant est qu'elle l'ait jamais fait.

Est-ce pour bousculer ces clichés que vous avez entrepris une histoire de l'Etat ?

Oui, mais une histoire dynamique de cet Etat dans son rapport à la société. Si on ne considère que l'Etat régalien du xviie siècle et celui né de la Révolution, on peut effectivement faire apparaître des continuités. Par contre, si on considère le rapport Etat/société du point de vue de l'organisation du lien social et de la solidarité, il n'y a plus aucun rapport entre l'Etat de la société démocratique et celui de la société d'Ancien Régime. Les histoires de l'Etat qui se bornent à l'évolution de la bureaucratie ou des dépenses publiques manquent l'essentiel en entretenant l'illusion d'un Etat pérenne dans sa forme et son rapport à la société. Comme l'a, par exemple, bien montré le sociologue Michel Crozier, l'idée d'un Etat qui dominerait mécaniquement les collectivités locales est fausse. Le rapport entre préfets et maires est un rapport très complexe de négociations ; on ne peut le comprendre comme l'expression d'un pouvoir qui descendrait du sommet. L'enjeu des histoires de la démocratie et de l'Etat est précisément de remettre en cause ce genre de clichés.

En dehors des ouvrages consacrés à l'histoire de la démocratie ou de l'Etat, plusieurs autres abordent des questions plus actuelles : l'Etat-providence, la nouvelle question sociale, les inégalités, etc. Votre diagnostic est le plus souvent pessimiste...

Ce qui m'intéresse dans ces essais consacrés à l'actualité, c'est de montrer comment se mélangent les possibilités et les dangers. Dans La Nouvelle Question sociale, par exemple, j'ai essayé de montrer pourquoi le système assurantiel était en crise tout en m'employant à réfléchir à l'autre modèle solidariste qui était susceptible d'émerger, avec ses avancées et ses ambiguïtés. Sans doute est-ce là une chose à laquelle je suis particulièrement attaché : je ne pense pas qu'on puisse dresser un tableau totalement rose ou noir de la situation sociale. J'ai voulu à chaque fois souligner les ouvertures, les opportunités à un moment donné et comment, à l'ombre des opportunités, il y avait un danger nouveau. C'est aux sciences sociales de rendre compte de l'ambivalence de situations nouvelles. Par exemple, le fait que l'on ne considère plus la population de manière indifférenciée, que c'est en fonction des attentes et des besoins de chacun que le travail de requalification sociale est effectué, est en soi un progrès. D'un autre côté, et c'est tout le danger, cette évolution se traduit par un contrôle accru de l'individu.

Que vous inspire l'apparent renouveau des expériences de démocratie délibérative ou participative ?

Il se trouve que j'ai entamé une nouvelle série de livres sur la démocratie contemporaine et ses transformations récentes. Le premier volume portera sur celles de la souveraineté ; j'y consacrerai une place particulière à tous ces mouvements en faveur d'une démocratie plus participative ou délibérative. Le deuxième traitera des nouvelles temporalités du politique et le dernier des territoires de la démocratie.

Depuis mai 68, la capacité d'intervention des individus sur les enjeux qui les concernent directement est beaucoup plus forte qu'auparavant, que ce soit à l'école, dans la vie locale, etc. Cette capacité s'est même accrue dans l'entreprise, malgré le recul de la syndicalisation (pour mémoire, rappelons que les sections syndicales étaient interdites dans les entreprises avant 68). Nous avons assisté à une révolution silencieuse, avec, d'un côté, un accroissement de la prise en compte des revendications individuelles, de l'autre, un projet collectif qui est allé en s'estompant. C'est tout le paradoxe des sociétés contemporaines : plus de démocratie dans la vie sociale tend à obscurcir la vie politique.

Propos recueillis par Sylvain Allemand

Pierre Rosanvallon, un « hérétique consacré »


Né en 1948, Pierre Rosanvallon est directeur d'études à l'EHESS et directeur du Centre de recherches politiques Raymond-Aron ; élu au Collège de France en 2001, il y est titulaire d'une chaire d'histoire moderne et contemporaine du politique.

Parmi ses nombreux ouvrages, citons :

La trilogie sur la démocratie

Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France ; Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France ; La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (Gallimard, 1992, 1998 et 2000).

Sur l'État et le libéralisme

Le Capitalisme utopique. Histoire de l'idée de marché (1979, rééd. Seuil, 1999) ; L'État en France, de 1789 à nos jours (Seuil, 1990) ; Le Modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme (Seuil, 2004).

Sur les enjeux de société contemporains

La Crise de l'État- providence (Seuil, 1981) ; La Nouvelle Question sociale. Repenser l'État-providence (Seuil, 1995).

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