mardi 12 janvier 2010

Démocratie à l'américaine

Démocratie à l'américaine, par Sylvain Cypel
LE MONDE | 10.11.09 | 14h10




endredi 6 novembre, tout New York fêtait la victoire de ses Yankees dans le championnat de base-ball. Mais un petit groupe de militants de Move On, une organisation dite "de la base" démocrate, avait mieux à faire. Très engagée dans les deux débats parlementaires à l'ordre du jour aux Etats-Unis - celui, en cours, sur une loi de couverture maladie universelle et celui, à venir, sur une nouvelle loi-énergie contre le réchauffement climatique -, Move On avait envoyé une vingtaine de ses activistes manifester devant le siège de Toyota, une tour de Plexiglas sur la 57e rue. Pourquoi Toyota ? Parce que, explique David Greenson, le leader de la petite bande, "cette société continue de verser sa contribution à l'organisation nommée Chambre de commerce. Il s'agit d'un groupement quasi d'extrême droite hostile à toute couverture santé universelle et à toute législation antipollution. Or Toyota se présente comme une entreprise sociale et attentive aux problèmes environnementaux. Dès lors, cotiser à ce lobby n'est pas cohérent..."

Récapitulons : Move On veut faire pression sur une grande entreprise pour qu'elle cesse de cotiser à un lobby. "De grandes sociétés comme Apple, Nike, Levi Strauss ont déjà quitté cet organisme", insiste M. Greenson, qui laisse entendre que son organisation n'y est pas pour rien. "Toyota doit en faire autant." Autrement dit : Move On fait du lobbying anti-lobbies. "La Chambre de commerce mobilise ouvertement contre une nouvelle loi sur l'énergie, insiste Joe Sherman, un autre activiste. Si Toyota veut préserver son image, il doit lâcher ce lobby. Sinon..." Sinon quoi ? Move On cherchera à mobiliser de plus en plus les consommateurs contre une entreprise aussi "incohérente". Si Apple ou Nike en ont pris conscience, Toyota ferait bien d'y réfléchir.

Etonnante manière de faire de la politique, mais tellement adaptée à la démocratie américaine, si simple à comprendre en apparence, si difficile à appréhender quant au fond. Quoi de plus simple, en effet, que le checks and balances, cette réelle séparation des pouvoirs qui octroie un rôle et une puissance dont rêverait n'importe quel Parlement européen. Par bien des aspects, la transparence des institutions est ici sans égale, confer les travaux, publics, d'une commission parlementaire. Par d'autres aspects, tout l'édifice semble si dépendant des puissances financières ; l'argent paraît, en tout, si déterminant que les institutions parlementaires donnent souvent le sentiment d'en arriver à n'être que les simples courroies de transmission d'intérêts particuliers où tout s'achète et tout se vend. Les lobbies, on y arrive, en sont l'incarnation, qui vendent leurs services et achètent les fidélités.

Prenons les journaux du lendemain du vote de la Chambre qui a donné une très courte majorité à un plan démocrate de couverture santé universelle. Le Washington Post détaille le vote de chacun des 435 représentants, indiquant le montant des contributions qu'il a reçues des entreprises du secteur de la santé pour mener ses campagnes électorales et le taux exact des citoyens qu'il représente dénués de toute couverture maladie. Le New York Times, lui, détaille l'identité politique des 39 élus démocrates qui ont voté contre le plan de leur propre parti.

On y apprend quelques évidences : par exemple que, sur ces 39 représentants, 24 sont des "blue dogs", des démocrates conservateurs le plus souvent issus de petits Etats ruraux (Oklahoma, Tennessee, Missouri, Dakota du Sud, Idaho...) dont il est de notoriété publique qu'ils sont massivement financés par le lobby des assureurs privés. On y apprend aussi que, si 15,5 % des Américains ne disposent pas de couverture médicale, le taux des non-assurés dépasse un citoyen sur 4 dans 46 des 435 circonscriptions de la chambre. A eux seuls, le Texas, la Floride et la Californie en regroupent plus des trois quarts. "Champion du monde" des non-assurés : le Texas.

Dans cet Etat, l'absence de couverture maladie dépasse presque partout les 20 % de la population. Elle atteint plus de 30 % dans sept des 32 circonscriptions texanes, avec un pic à 43 % dans la 27e - record national. Cela n'a pas empêché la totalité des 20 républicains texans (rejoints par un démocrate) de voter contre la réforme de l'assurance-santé. On voit là surtout la force de l'idéologie. Mais une autre statistique montre celle du lobby de l'assurance privée : les représentants qui ont le plus bénéficié des largesses des lobbies de la santé (majoritairement des assureurs privés) ont voté fort différemment de la moyenne des parlementaires : sur les 30 représentants qui ont perçu plus d'1 million de dollars, 20 ont voté "non", 10 "oui".

A chaque vote parlementaire d'envergure, médias et analystes scrutent de près le poids de l'argent. Ils le considèrent comme une information essentielle à porter à la connaissance du public. Et voilà pourquoi ceux qui dénoncent l'influence politique démesurée des lobbies, comme Move On, tentent de saper les bases de Business Roundtable ou de la Chambre de commerce, des groupes d'intérêts très idéologiques qui ont immédiatement dénoncé le vote de la Chambre et continuent de dépenser des millions de dollars pour faire échec à la réforme de la santé ou de la lutte contre le réchauffement climatique. Et quoi de mieux, pour saper les bases d'un lobby, que de le frapper à la caisse ? L'argent, toujours l'argent.

Courriel : cypel@lemonde.fr.
Sylvain Cypel
Article paru dans l'édition du 11.11.09.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire