mardi 12 janvier 2010

La démocratie libérale. Histoire et renouvellement

La démocratie libérale. Histoire et renouvellement

Lucien Jaume
Depuis la Renaissance, nombre de penseurs ont cherché le meilleur équilibre entre le respect de la liberté individuelle et la nécessité de se soumettre à des règles communes. Aujourd’hui, le débat n’est pas clos et la démocratie libérale cherche à se réinventer.

« Le gouvernement de la liberté » : c’est cet idéal que les penseurs du libéralisme politique ont cherché à formuler à partir de la Renaissance et de la Réforme. La formule doit s’entendre dans un double sens : par la liberté et pour la liberté. D’une part, seule la liberté humaine peut être source du pouvoir et fonder ainsi l’autorité légitime à la fois par la confiance qu’on lui accorde et par le contrôle périodique que règle la Constitution (vie électorale). D’autre part, les actes du pouvoir que sont les lois, les règlements ou les prescriptions divers doivent être conçus comme s’adressant à une intelligence qui, chez les gouvernés, est apte à les comprendre et à les juger. La liberté se gouverne donc elle-même, à travers les fondés de pouvoir qu’elle se donne. Elle se reconnaît dans l’obligation éprouvée envers la loi parce que, dans le texte de loi, c’est la raison des gouvernants qui s’adresse à la raison des gouvernés. C’est la raison pour laquelle cet idéal s’est également exprimé dans la formule du « gouvernement des lois substitué à celui des hommes ». La notion, déjà présente chez Aristote, suscite l’ironie des partisans de l’absolutisme, comme Thomas Hobbes ou Carl Schmitt. Pour eux, le pouvoir s’incarne nécessairement dans la volonté d’un titulaire. L’« arbitraire », dit Robert Filmer, autre partisan de l’absolutisme au XVIIe siècle, est de l’essence de la loi, puisque c’est la volonté (arbitrium) du prince qui fait la loi. Le libéralisme considère que ni la loi ni le droit ne doivent être de simples instruments de la volonté, que ce soit celle d’un groupe, d’une classe sociale ou d’un individu. Il faut un ordre juridique, un corps chargé du « dépôt des lois », selon Montesquieu, ainsi que des garanties pour la production de la loi. Parmi ces garanties, la séparation des pouvoirs vise à empêcher que l’organe qui fait la loi ne puisse aussi l’appliquer car, alors, il le ferait à son seul profit.



Du règne de la loi à la désobéissance civile

Une des intuitions les plus fortes du libéralisme politique est que la loi, bien que créatrice de l’obligation, ne doit pas être perçue comme le contraire de la liberté – ce que soutiennent les antilibéraux. A contrario, John Locke écrit : « Là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté. » Dans la mesure où l’homme est un être « capable de loi(s) » (capable of laws), comme le dit encore J. Locke, la raison légiférante éduque la liberté en lui faisant concevoir ce qui est prescrit pour tous. C’est cette généralité de la loi qui garantit à chacun la sécurité juridique, c’est-à-dire que chacun est également en mesure de prévoir les conséquences juridiques de ses actes. Elle sollicite en même temps une responsabilité de chacun pour ses actes et soutient ainsi l’identité à soi-même à travers le passé, le présent et le futur.

Benjamin Constant reprend cette vision de J. Locke, mais il l’étend de telle façon qu’il justifie paradoxalement la possibilité de la désobéissance civile. Tout citoyen, mais aussi tout fonctionnaire, ne doit obéir à la loi ou au règlement ou aux ordres d’un supérieur qu’après vérification de la source du texte, de son contenu et de ses buts. Une loi qui prescrirait la délation, le refus d’accueillir un fugitif politique ou divers actes inhumains, n’est pas une loi. Elle est illégitime même si elle prend les formes de légalité, écrit encore B. Constant. On observera que le « droit de résistance à l’oppression », qui fait partie de notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est en réalité plus circonscrit et politiquement restreint que ce qu’établissent J. Locke et B. Constant. Pour eux, l’ordre politique libéral est ce qui intègre la rupture, le refus individuel ou collectif d’obéir, non comme un accident a priori exclu, mais comme une possibilité structurelle.

Le gouvernement de la liberté n’est pas le sommeil du citoyen dépolitisé. Quand on présente le libéralisme comme l’apologie du droit du plus fort et au mépris de règles collectives, le contresens est considérable, eu égard à la tradition libérale. Même le libéralisme économique qui naît avec David Hume, et qui s’accompagne d’une théorie morale (notamment chez Adam Smith), privilégie la règle comme forme d’élaboration spontanée entre les individus associés ou concurrents : il y a une morale du marché, sur laquelle l’école écossaise du common sense a apporté des réflexions subtiles.



Des dangers de la souveraineté absolue

Le grand combat du libéralisme politique s’est livré contre le modèle de la souveraineté absolutiste : souveraineté du roi de droit divin, souveraineté spirituelle du pape et de l’Église catholique. Ce modèle introduit une thèse d’infaillibilité au profit du détenteur, comme l’exprime fort clairement Joseph de Maistre : « Il ne peut y avoir de société humaine sans gouvernement, ni de gouvernement sans souveraineté, ni de souveraineté sans infaillibilité ; et ce dernier privilège est si absolument nécessaire qu’on est forcé de supposer l’infaillibilité même dans les souverainetés temporelles » (Du pape, 1819). Préserver le droit et la loi de ce phantasme d’un sujet tout-puissant fut l’effort de J. Locke, Montesquieu, B. Constant, Tocqueville, parmi d’autres maîtres du libéralisme.

Le libéralisme refuse-t-il pour autant la souveraineté du peuple de nos démocraties modernes ? En fait non, à condition de créer un système de séparation des pouvoirs, voire de contre-pouvoirs, corps intermédiaires chez Montesquieu et chez Tocqueville, système de checks and balances dans la vision américaine développée par le fédéralisme. Ils visent à éviter que le peuple roi continue la tradition, forte en France, du monarque absolu, du Comité de salut public ou du bonapartisme en majesté… Tocqueville admirait comment, aux États-Unis, la souveraineté du peuple se trouve éparpillée, selon son expression, par le jeu du fédéralisme, de la démocratie communale et de la puissance du juge qui, du haut en bas de l’échelle, a toujours le pouvoir de suspendre l’application de la loi.

Il ne pensait pas pour autant que de telles institutions fussent transposables en France. Il voyait plutôt l’avenir de l’Europe dans le type de sociabilité à la façon américaine : revendication de l’égalité, diversité des associations, y compris religieuses, utilitarisme généralisé produisant une morale de l’« intérêt bien entendu », par laquelle l’homme ou le citoyen se rend service à lui-même en servant la collectivité. Mais cette sociabilité a aussi pour effet d’affaiblir l’hégémonie de l’État à la française, qui endosse la souveraineté collective et prétend monopoliser la définition de l’intérêt général. Les effets de la mondialisation et de la construction européenne confirment l’essor de ce que Tocqueville appelait « l’État social démocratique », l’actuelle société civile.



Les droits contre la loi

Le libéralisme est donc la conception qui, par la primauté de la loi, entendait assurer l’émancipation de l’individu et de la société par rapport aux deux souverainetés traditionnelles. Une autre exigence est cependant apparue, corrélativement à la montée en puissance des droits de l’homme, surtout après les trois révolutions d’Angleterre, de France et d’Amérique (il faudrait ajouter la Hollande). Contre ce que Montesquieu et B. Constant appellent les « idées d’uniformité », il s’agit de garantir le droit à la diversité et à la pluralité, voire à la singularité. Le libéralisme postérieur à Emmanuel Kant va devoir prolonger cette exigence, qui est proprement la gageure de nos sociétés contemporaines. Il s’agit en effet d’assurer à la fois l’unité juridique et morale d’une nation, tout en faisant droit aux revendications, de plus en plus différenciées, qui montent d’une société civile rendue autonome par les forces du marché, les poussées de l’esprit critique et le goût des citoyens pour s’associer.

Il n’est pas étonnant que chez J. Locke la tension entre généralité et singularité soit déjà prise en compte, et que ce philosophe compte parmi les théoriciens de la tolérance religieuse. Son libéralisme montrait en effet le caractère remarquable d’une théorie rationaliste de la loi (loi naturelle de Dieu, loi civile, loi d’opinion), conjuguée à une conception empiriste et hédoniste selon laquelle nul n’obéira à la loi s’il n’y trouve un plaisir individualisé ! Dès le XVIIe siècle, J. Locke offre ainsi un reflet saisissant de la richesse et des difficultés de la démocratie libérale en Europe et aux États-Unis. Avec la série de déclarations des droits que les démocraties ont élaborées (droits de première, deuxième ou troisième génération), au libéralisme par la loi, qui se développe de la Renaissance à Kant, a succédé un libéralisme par les droits.

L’autonomie de la société civile, les capacités reconnues à l’individu-citoyen tendent à faire valoir les droits contre la loi, pour que la loi progresse. Dans cette nouvelle logique, que le modèle classique de la souveraineté interdisait, tout comme il empêchait la reconnaissance d’un pluralisme constitutif des sociétés, le libéralisme sociétal rencontre un allié dans la personne du juge. Le juge civil, le juge pénal et le juge constitutionnel sont des acteurs directs de la démocratie libérale où ils occupent de plus en plus un rôle politique au sens large du terme : peser sur les grands enjeux sociaux, faire s’adapter les lois aux mœurs nouvelles. De ce point de vue, le modèle américain, à travers la common law et le contrôle de constitutionnalité, a joué un rôle d’initiateur dans les pays européens, quitte à démentir le diagnostic que portait Tocqueville, constatant la puissance du droit administratif et du Conseil d’État au service du prince. En fait, le juge administratif, en France, a lui aussi suivi le mouvement et il se veut maintenant à l’avant-garde des libertés nouvelles tant pour le droit interne que pour les transpositions du droit européen.

Ainsi les réquisits du libéralisme philosophique et constitutionnel sont entrés dans la vulgate de la démocratie libérale : séparation des pouvoirs (qui, en réalité, peut obéir à des logiques fort différentes), souveraineté du peuple, représentation faisant droit à la pluralité sociale, publicité des débats, bloc de libertés individuelles et publiques confiées à une instance juridictionnelle qui en donne l’interprétation savante, fréquence des élections et alternance au pouvoir. En réalité, le libéralisme porte toute la modernité, depuis le combat des Lumières et du protestantisme, facteurs directs de la figure moderne de l’individualisme.



Sa majesté l’opinion

Il faut cependant observer que, de l’avis même d’un J. Locke, d’un Tocqueville ou d’un Friedrich von Hayek, il reste, dans ces sociétés soucieuses de privilégier la liberté, une puissance souveraine, d’autant plus puissante qu’elle n’est pas institutionnalisée en tant que telle, nous voulons nommer sa majesté l’opinion. Le libéralisme a en effet pris acte du caractère primordial de l’opinion publique comme moyen de limiter le pouvoir politique, parfois de façon beaucoup plus efficace, selon la thèse de B. Constant, que par la séparation des pouvoirs. Le gouvernement par consentement est donc nécessairement, pour les classiques, un gouvernement par opinion. En 1784, Jacques Necker parlait de « cette puissance invisible qui, sans trésors, sans gardes et sans armée, donne des lois à la ville, à la cour et jusque dans le palais des rois » (De l’administration des finances de la France, 1784). Mais, en même temps, lorsque Tocqueville continue cette analyse en développant le pouvoir immense de l’opinion en société démocratique, particulièrement aux États-Unis, il va jusqu’à la comparer à une « sorte de religion dont (à l’avenir) la majorité sera le prophète » ; en effet, ce moyen d’intimidation et de limitation du pouvoir politique est aussi une incitation au conformisme, dans le sens de la majorité sociale (ou de la majorité politique). Pour une grande part, J. Locke avait anticipé l’analyse conduite au xixe siècle par l’auteur de De la démocratie en Amérique en dévoilant les effets de ce qu’il nomme loi d’opinion.

Ce point confirme que le libéralisme en philosophie est autant l’expression de la confiance en la liberté des temps modernes que la critique des dangers que la société nouvelle, désormais appelée « démocratie », peut faire naître en son sein et contre elle-même.


Lucien Jaume


Directeur de recherche au CNRS, membre du Cévipof et chargé de cours à l’IEP-Paris, spécialiste du libéralisme classique français, il a, entre autres, publié Le Discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989, ou Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté, Fayard, 2008.



À LIRE AUSSI

Quatre penseurs de la démocratie

Les trois piliers de l'âge démocratique

Trois penseurs du libéralisme

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire